Après les élections du printemps, certains observateurs évoquèrent une vague d’un bleu marine qui submergea l’hexagonale torpeur. Et ce cheval d’écume courut comme la marée engloutit le paysage à
son passage. Vous qu’on ne calcule déjà plus qu’en tant que somme nulle – les gens, l’opinion publique, les sondés, les inscrits et les votants –, vous n’y voyez rien de grave ou si peu de choses
en somme, une simple alternance indolore.
Mais, en prison, depuis tant de décennies, nous connaissons cette tyrannie unicolore.
Nous survivons au jour le jour sous la botte bleue et nous voudrions aujourd’hui formuler quelques réflexions puisqu’on nous en donne l’occasion.
A la centrale d’Arles, notre existence n’est sûrement pas la même que la vôtre. Pourtant, nous sommes si proches les uns des autres, peut-être 2 ou 3 kilomètres ? Mais nous, nous sommes du pays
au-delà des longs murs gris au nord de la ville, dans la zone industrielle entre la décharge et la déchetterie. De votre ville, nous ne connaissons rien ou pas grand-chose. Nous n’apercevons jamais
que le ciel. Un bleu uniforme. Où que l’on se tourne, toujours, nous sommes sous 180° d’azur à peine traversé d’oiseaux et d’aéronefs.
Finalement, nous ne sommes plus vos concitoyens, nous sommes des étrangers, d’ailleurs certains d’entre vous n’hésitent pas à nous dépeindre en barbares. Mais de cet ailleurs forcé, peut-être
discernons-nous des choses que vous, qui vous laissez ballotter au ronronnement banal du quotidien sous influence, ne voyez pas encore.
Tout d’abord, nous voudrions vous rappeler – on ne le rappelle jamais assez dans votre pays qui a instauré l’amnésie en valeur suprême de l’ambition politicienne – que, dans les livres, quand ils
évoquent la vague vert-de-gris des doryphores, ils oublient de se souvenir que la milice de Vichy avait également choisi le bleu marine.
De tout temps, dans ce pays, l’uniforme de la réaction est avant tout un costume civil et moral – celui du parti de l’ordre – contre l’ennemi intérieur, qui refuse de marcher au pas, de scander
les slogans, de saluer les valeurs des maîtres de l’heure... Et le « refuznik », qui rejette les modes et les logiques sécuritaires de la guerre civile, doit être proscrit dans le pays satellite
de la pénitence pour y être redressé ou éliminé.
Et, aujourd’hui, l’heure est à la tolérance zéro et à l’impunité zéro, mais aussi au risque zéro et à l’insécurité zéro… Cette négation sociale répond au caractère dominant de la production
néolibérale du zéro défaut. Dans l’entreprise, le contrôle de la qualité totale est le premier des ordres nouveaux où chaque travailleur surveille l’autre pour qu’il soit à la norme et dans la
cadence. Il faut individualiser et intérioriser le flic, le « petit chef » et vomir des consignes instruites dans les officines de l’ergonomie flexible triomphante. Chaque sujet doit courber
l’échine et devenir souple jusqu’à en devenir interchangeable et renouvelable à qualité égale, presque nulle. L’obsession du zéro reflète l’attraction du néant et de l’infini.
Quand on parle de zéro, on finit par se souvenir de nos jeux dans les cours de récréation. « Zéro plus zéro égale la tête à Toto. »
Mais, aujourd’hui, Toto, il n’est plus tout à fait humain. Il lui reste à peine l’enveloppe. Toto est presque absent jusqu’à l’oubli de sa condition d’exploitation. Il est nié et plus il croit
qu’il jouit de son libre arbitre plus il se résume à ce rien aliéné.
Les mots de Marx prennent alors tout leur sens, la libération de l’exploitation et de l’oppression est bien la négation de la négation. L’homme reprend son indépendance en niant le projet du néant.
Mais c’est une autre histoire…
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