40 MINUTES A L'OMBRE ( 1er partie)

Je m’appelle Djamilla. Les mots que je contiens en moi, ces mots confisqués, je les ai crachés un soir pour conjurer l’asphyxie. La haine, ça vient comme ça ; ça ronge longtemps, un jour, un soir, ça explose. Le sentiment d’injustice, de frustration et d’impuissance qui gronde chaque jour un peu plus jusqu’à la révolte. Les mots sont des armes, des armes contre l’indifférence, la négation, l’anonymat, des armes pour une reconnaissance, pour le droit à la parole libre, pour le droit à la contestation. Je me lève droite contre les barreaux qui m’oppressent. Je résiste pour le respect de la dignité humaine. Par les temps qui courent, la tendance fascisante brandit sa muselière : moi, Djamilla, je prends la parole au nom des « familles parloirs », je lève en votre nom, femmes et hommes incarcérés, les baillons qui ferment vos bouches de condamnés. Moi, Djamilla je parle à la mémoire de tous les prisonniers qui se sont donné la mort, qui d’eux-mêmes se sont ôté la vie.

Le temps… Pour moi, Djamilla, le temps s’est arrêté : il s’est focalisé, polarisé sur un seul but, une seule destination, toujour s la même trajectoire aller-retour, Grenoble-Bordeaux, Bordeaux-Grenoble, dix heures à l’aller, dix heures au retour : les kilomètres espace-temps défilent… Je traverse toute la France pour me rendre à la maison d’arrêt de Gradignan : dix heures à risque, en wagon de nuit, pour quarante minutes de parloir. Le temps coûte cher, très cher pour les « familles parloirs ». dix-neuf mois déjà, et mon frère, incarcéré depuis le 19 octobre 2000, n’est toujours pas jugé. dix-neuf mois de combat : combat pour trouver les moyens de payer l’énième billet de train, assurer les mandats, maintenir le contact vital, être là…
Dix heures, c’est long, ça bouffe le temps à grande vitesse. Il m’est parfois arrivé de faire le trajet pour rien. Un parloir de foutu, dix heures pour rien. Ce sont les détenus qui m’informent : « Ton frère est au tribunal. » Prends ça comme tu peux ! Les gardiens de prison pas fichus de t’avertir… Dans ces moments-là, j’éprouve de la haine, la haine est une énergie en souffrance, enragée d’inquiétude, ravagée d’incompréhension. Je me retrouve en cellule, seule face à des barreaux… Quelle est cette justice ? Quel est ce genre de milieu ? Quel respect pour la personne humaine ?

Que tu te trouves enfermée après dix heures de trajet en train, la course à l’hôtel, le bus, le parloir… pour rien, à courir après les renseignements…, cela n’a aucune importance, poubelle… on te fait redescendre. A l’entrée, « on » me répond : « C’est une question de sécurité ! » Comme si mon frère était Al Capone ! Ce que l’on trouve à me dire au service des parloirs est aberrant : « Vous aurez peut-être la chance de l’apercevoir quelques minutes en allant au tribunal. » « On » me dit d’aller faire mon parloir au tribunal, en clair « d’aller me faire voir ». Dites, Messieurs ! J’ai une idée ! Et si je me rendais au tribunal, bardée de bâtons de dynamite, peut-être que je serais mieux entendue ? Peut-être que l’on comprendra mieux ce que ma famille, elle et tant d’autres, subit.

Je nous appelle les « familles parloirs ». Ma famille attend 1e transfert de mon frère vers un lieu de détention plus proche. Nous attendons une décision de « justice », nous attendons une réponse depuis dix-neuf mois. Que représente le soutien d’une famille à l’un des siens, pendant dix-neuf mois sur dix heures de distance aller, dix heures de distance retour ? Les factures impayées que j’accumule, les mandats, les billets de train, les kilos de linge que je me trimbale, le défilé des chambres d’hôtel, les honoraires d’avocat…, les kilomètres interminables…, tout ça pour un dossier qui traîne à l’étude. Combien de temps encore ? Combien de temps encore avant de savoir quelle sera la peine de prison de mon frère ? Qui peut le dire, Madame le juge?
La question des conditions de détention, la question des conditions d’accueil des « familles parloirs », la question de l’insertion sociale des prisonniers, la question de la lenteur administrative, les procédures en attente, la question de la prévention, etc., etc., etc. Qui s’en soucie en haut lieu ?

Les avocats descendent dans la rue. Le ministère de la Justice va mal. Il manque de moyens, nous fait-on savoir… Oui mais ce ne sont pas quelques sparadraps qui colmateront la brèche… Quand un Etat républicain n’est plus en capacité, ou ne veut pas se donner la peine de soutenir le fonctionnement de son système judiciaire, juridique et pénitentiaire, que faut-il en penser ?

Moi, je paye les dégâts du « j’m’en-foutisme » bureaucratique parce qu’une « famille parloir », ça n’a pas son mot à dire. Nous sommes condamnées par l’ombre des barreaux de ceux qui sont des nôtres. La distance qui me sépare de quarante minutes de parloirs, l’appréhension qui me talonne parce que la prison, justement, c’est la prison (7 ou 8 décès en un an, 7 ou 8 suicidés du milieu carcéral dont on entend si peu parler dans les grandes colonnes de la presse et à travers les retranscripteurs de l’information. Vas-y voir… si tu ne me crois pas !), … tout ça et puis le reste : les obligations courantes, le boulot, le manque de fric, les dettes en suspens, etc, autant de barreaux invisibles, intérieurs, qu’on n’appelle pas pour éviter de flancher.
En dix-neuf mois, mon père n’ a vu son fils que deux fois. Ses problèmes de santé ne l’autorisent pas à faire le trajet en train. L’avion coûte trop cher. Résultat, il attend lui aussi mes allers-retours. Lorsque je me rends à Bordeaux, j’y reste pour quatre jours. Ce qui pousse un détenu au suicide, c’est la solitude, l’abandon. Le rapprochement familial est essentiel à son moral. J’ai dernièrement fait le choix de quitter mon boulot pour pouvoir assurer les parloirs autorisés, rentrer du linge propre, choper le dernier train de nuit, etc. Au bout : quarante minutes de parloir pour maintenir le lien… Ce que vit un individu, un être humain enfermé, empêché de liberté, isolé, est dur. Il purge une peine. Il la purge vraiment, concrètement. Le système répressif impose sa sanction mais néglige les conditions et les effets de son application : le peu de cas que l’administration française fait des conditions d’accueil des familles de détenus au moment des parloirs est significatif.
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