ÉLÉMENTS D’UN VOYAGE À HUIS CLOS

Dans les plis d’un temps obscur, depuis des années emmuré, je m’évertue a conserver les apparences d’une existence authentique. Un crépi jauni par des générations d’ennui enveloppe ma réalité ramassée, étendue sur un lit en métal froid. Cellule 128 du pénitencier de La Plaine-de-l’Orbe, lieu morne, parcelle d’agonie, décor invariablement gris posé aux confins de la Suisse et de la France.
A l’entame du IIIe millénaire, je continue la peine infligée par une cour de justice helvétique – dix années de réclusion, d’exclusion – aux derniers souffles du précédent millénaire.
Dans l’effroi, les méandres où coulent les mille visages de l’absence, mes amis et femmes d’une époque, là et ici, maintenant avalés par les registres de l’oubli. Suspendus aux fils de plus en plus ténus reliant des souvenirs épars et confus sur une toile parasitée. Mémoire. Alors que s’installe l’automne, depuis ma couche, j’observe la campagne tessinoise, figée derrière les barreaux du pénitencier de la Stampa, près de Lugano. Transféré manu militari aux portes de l’Italie après une altercation violente avec un maton de La Plaine-de-l’Orbe. Placements et déplacements disciplinaires sont mon lot depuis ce jour où, à 17 ans j’ai connu en novice les premiers territoires de la géographie de l’absurde pénitentiaire. 1973.
Aujourd’hui, quarante-cinq années bien sonnées, et un puzzle pour m’identifier – image par image. Temporel décomposé, confusion des lieux – visages sépia et profils blanchis par trop de saisons en chambre noire… Anémie des sens, sentiments à bout de souffle. Sexe en berne. Femme barrée, sans accès. No woman’s land…
Enceinte de béton et d’acier. Impasse de l’hymen. L’Autre est constamment ailleurs. J’entends le cliquetis sec d’une serrure, puis une porte grince. A la dérobée, j’aperçois des spectres filtrés par le couloir de l’étage, des Slaves typés parcourent les traverses vicinales du marécage carcéral. L’étage est ponctué de portes. Autant de cellules détiennent des vies en otage derrière l’épaisseur métallique d’une barbarie industriellement organisée, codifiée. Les individus dotés d’un soupçon d’intelligence auront évidemment compris la nature du hiatus qui sépare la réalité de l’enfermement du discours alibi répété sur les médias par les salariés de la morale dominante, psychosociologues de l’appareil étatique et autres politiques de « gôoche » prônant les vertus du repentir… dans des structures modernes et adaptées s’entend… Hier, durant une émission sur la vague sécuritaire, le chef de la Sûreté neuchâteloise annonçait l’ouverture de colloques réguliers entre personnel médical, travailleurs sociaux, responsables de l’Administration pénitentiaire et flics, afin d’étudier les dossiers d’individus potentiellement à risques… La TV suisse dévoile ainsi la collusion des services et le mélange des genres – la croisade antidéviance est ouverte… les collabos sont connus… boycottez-les  !
Canicule, ce jour s’étire et se dilue dans une rêverie solitaire. Un film muet se déroule sous mes paupières agitées de spasmes nerveux, vingt ans de réclusion, de luttes, de résistance, d’affect saccagé, de temps volé, de compagnons et amies suicidés, de camarades tombés dans l’ultime refuge précédant le néant sis à l’adresse de la folie, folie instillée jour après jour par les bons soins des psys de Lager… de leurs prescriptions mutilantes, ceintures chimiques assurant une tranquillité contrôlée dans l’enclos et sous l’encéphale… Claustrale nécessité. Cursus : vingt années derrière les murs à ce jour – les six prochaines années étant réservées également à la suite de mon enfermement… Sans avoir tué, sans avoir blessé physiquement. Ou Sisyphe à double perpétuité. Attendre Godot dans le désert des Tartares. Stabulation…
Une nuit et un jour plus loin. L’usage de la rumeur comme moyen déstabilisateur devient de plus en plus courant pour tenter d’anéantir toute velléité de résistance chez les rebelles, les combattants libertaires, par exemple. On fait circuler le bruit que vous êtes homo, fou dangereux et autres qualités de cet acabit. Le but, la finalité de telles entreprises est de vous isoler en vous dénigrant. L’administration et ses sbires alimentent ce phénomène en utilisant des détenus qu’ils récompensent de quelques faveurs ou privilèges. La population actuelle se compose à 90 % de détenus « aculturés » politiquement et socialement, issus du lumpenprolétariat des périphéries urbaines ainsi que des anciens pays satellites de l’ex-URSS et de l’ex-Yougoslavie. Elysée Reclus, Max Stirner ou Proudhon ne sont pas aussi connus que McDonald’s dans leurs songes d’avenirs dorés… Alors, Ravachol ou Bonnot... Enfin, à chacun ses icônes ; chaque existence appartient à celui qui sait la vivre harmonieusement.
En huis clos carcéral, la réglementation interne fait office de fondement de l’autoritarisme et les rituels de soumission visent à dépersonnaliser le prisonnier par une succession insidieuse d’exigences comportementales. L’hygiène, la tenue vestimentaire, I’organisation des repas, le travail, les déplacements au sein de l’institution, les rapports avec l’extérieur, I’interdit sexuel, I’emploi du temps, les fouilles corporelles ou cellulaires, etc., procèdent d’une volonté de réduire au minimum le champ d’autonomie et d’initiative personnelle. Aliénation, déshumanisation sont les piliers de l’assujettissement des exclus.
Hôte des QHS helvétiques pendant plus de trois ans, en isolement absolu suite à une mutinerie générale à la prison de Champ-Dollon, à Genève. Emeute légitime écrasée dans le sang et la mort par la brigade d’intervention de la flicaille genevoise. Anne-Marie Guenier, une tendre amie parisienne, a été projetée du toit par une lance à incendie dirigée sur nous et a chuté dans le vide 20 mètres plus bas. Blessée, elle a été hospitalisée au CHU de Genève deux heures durant, puis jugée apte à revenir dans un cachot de Champ-Dollon, où, le matin suivant, elle fut, prétendument, découverte pendue à son jeans… Elle avait 19 ans. Tu vis toujours et je te viens pas à pas, sans oublier…
Un peu plus loin, à la prison de La Chaux-de-Fonds, on m’a réservé une aile entière du bâtiment. Chaque matin j’étais complètement mis à nu, fouillé intégralement puis changé de cellule. Une fois toutes les cellules visitées, le procédé recommençait et ceci trois longs mois sans aucun contact. Rien ! Pas même mes avocats d’alors ! L’attitude de la juge : ce type de détention est en l’occurrence adapté au personnage, au danger objectif qu’il représente… J’appris que la salope en question avait fait écrouer mon vieux père, aujourd’hui décédé, pour me forcer à avouer un braquage. Elle doit encore se souvenir de ma promesse si nous devions nous revoir dedans ou dehors… Mon père fut libéré trois jours plus tard…
Avec le mois de juillet, trois potes, deux amis, du Semtex et un 357 Magnum, la cavale est explosive et méticuleusement organisée puis, enfin, réussie, le 21 juillet 1981. Pénitencier de Bochuz. Orbe. Suisse. Particularisme, le Code pénal ne poursuit pas l’acte d’évasion. Réappropriation volontaire, intelligente des espaces temporels. Embrasser la rose des vents. Sentir la terre, I’herbe d’une orée, la tendresse d’une rivière qui se love à votre épiderme, les rires infinis des enfants et le sexe humide d’une femme frénétiquement visité, la sève qui revient, qui s’agite, se tend en vous – la vie germée longuement éjacule les mille étoiles d’un ciel à repeupler. Résurrection. Fulgurance des évidences : to be… Le je réintègre un moi meurtri pour fortifier la reconstitution d’un être singulier – libre et unique...

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Jean-Pierre Titov-Vogel
Résistant libertaire d’obédience libertine.
Pénitencier de La Stampa, 6904 Lugano Suisse
(case postale 4062)

Texte écrit courant juin 2002, suivra un ouvrage plus dense.