ÉLÉMENTS D’UN VOYAGE À HUIS CLOS

Avant-hier, j’ai assisté à une fouille totale de la cellule qui m’a été assignée. La vision de ces mains gantées fouillant mon restant d’espace, ouvrant mes lettres et autres écrits, visionnant les photographies de mes amies avec indécence, déplaçant mes objets sans ensuite les replacer là où j’appréciais de les voir… cette intrusion n’a fait que légitimer et souligner encore plus vivement ma révolte !
L’institution s’arroge le droit de recourir à la force comme fondement de la contrainte et de son indiscutable pouvoir.
Mon transfert disciplinaire à la Stampa, pénitencier de Lugano, fait suite à une agression de huit matons de Bochuz qui me sont tombés dessus car j’ai retourné une insulte aboyée par un petit chef ambitieux. Dix jours au mitard d’où je ne pouvais sortir que menotté dans le dos lors de mes vingt minutes matinales dans le couloir du QHS.
A Genève, prison de Champ-Dollon, le surveillant-chef m’affirma devant témoins : « Toi, ordure, tu ressortiras d’ici les pieds devant ou infirme… » La presse genevoise (La Suisse et La Tribune de Genève) en fit l’écho. Ailleurs, un autre maton, de Bochuz cette fois-ci, me fonça dessus avec un tracteur. Mon avocate déposa une plainte pénale qui fut instruite par le juge informateur du Nord-Vaudois. Celui-ci se déplaça pour les auditions et nous annonça que l’abandon des poursuites pénales simplifierait mon droit à une prochaine libération conditionnelle… Quinze années ont passé.
Trente-neuf transferts disciplinaires aussi.
Un petit vent frais souffle. Je me sens bien et m’assoupis. Pierre Goldman, Bruno Sulak, Knobelspiess, Daniel Bloch, Walter Sturm, Jacques Fasel et bien d’autres sont des êtres à l’épaisseur humaine et à l’envergure sociopolitique exemplaires, à l’engagement toujours particulier et sans cesse entretenu et vivifié, conséquents avec eux-mêmes et avec les autres, jamais résignés, immuablement debout, même après le trépas pour certains ! L’après-midi touche à sa fin, des pas lourds me tirent de ma léthargie ; les détenus reviennent des ateliers. Ces gars-là participent aux modes d’approvisionnement de la justice pénale. L’appareil judiciaire doit être fourni régulièrement en justiciables afin d’assurer son financement. Sans justiciables, les fonctionnaires, magistrats et autres personnels seraient en faillite. Le mythe de la justice de droit divin ne fait pas bon ménage avec le management capitaliste. Le détenu est un produit exploité d’un bout à l’autre de l’espace judiciaire. Une manne laborieuse et gratuite permettant notamment à des domaines agricoles vastes tels que Bochuz, Bellechasse, Thorberg, Witz~Vil, Regensdorf et autres de produire des bénéfices non négligeables. Aux Etats-Unis, le secteur privé a fait son entrée dans la création et la gestion de pénitenciers avec l’aval des politiques.
Il serait temps de militer pour l’instauration d’une véritable politique salariale pour rétribuer les détenus volontaires au travail emprisonnés en Suisse et ailleurs. A travail égal salaire égal ! C’est un slogan… L’utopie est un beau voyage. D’ici là les enclos auront sauté.
Un ciel de Tumer étale son faste enflammé au-dessus de mon antre. Le crépuscule s’annonce timidement. Un train vide passe au loin.
Les gamelles du soir sont distribuées. Je ne mange pas. Ma faim est d’une autre nature. N’appartenir à rien ni personne, j’ai de l’éphémère une connaissance trop intime, du contemporain une méfiance telle qu’ajouter le solde de mes jours à un programme commun double mon trouble. Le nihilisme est étranger à cette émotion.
Depuis un an, je refuse les visites, je refuse le téléphone, je refuse les activités intemes, etc. Dès l’instant où l’on accepte la charité bien comptée, les permissions millimétrées, des ersatzs de liberté, on se commet avec les méthodes pensées pour et par le système d’asservissement et sa logique dévastatrice. Je me sens une parenté avec les personnages des films de Ken Loach ou de Stanley Kubrick. Mettre ses pas dans sa destinée et la vivre quoi qu’il advienne sans retenue, être contre vents et marées l’acteur volontaire d’une trajectoire existentielle intensément parcourue – icarienne et prométhéenne – claire et obscure, ou simplement humaine…
La population carcérale ces dernières années s’est radicalement transformée. Le prisonnier actuel n’a aucun sens politique. Cet avis peut laisser croire qu’un fossé s’est creusé ces derniers quinze ans, séparant historiquement deux générations distinctes de prisonniers : celle militante des années 70-80 ; celle soumise des années présentes… La réalité doit certainement être moins manichéenne ou plus nuancée…, peut-être aussi plus affligeante… Polémique. Samedi, fin d’après-midi, alentour les éléments, l’environnement et les gens semblent fonctionner au ralenti. Des détenus en tenue minimum lézardent sous le soleil, allongés sur le gazon de la promenade. Certains, tendus, font les cent pas devant le sas des visites. Des déficits affectifs sont à combler. Reconstitution d’une cellule familiale, l’espace d’un parloir autorisé. Oxygène et infirmerie sentimentale. Un grand nombre de couples ne survivent pas à l’épreuve de l’emprisonnement. Les dommages collatéraux générés par une séparation radicale et prolongée sont aussi nombreux que ceux qu’ils déciment. Familles, enfants, amies, compagnes, relations subissent l’érosion. Le travail pervers du temps sur la qualité des sentiments amène certains liens jusqu’à l’usure qui précède la mortifère rupture.
Constats personnels faisant foi… Les exceptions, heureusement, existent, créant des histoires pour le long cours, pour la vie jusqu’à l’ultime étape d’un beau et singulier voyage.
La liberté, comme l’amour, se cultive et s’entretient à perpétuité.






Jean-Pierre Titov-Vogel
Résistant libertaire d’obédience libertine.
Pénitencier de La Stampa, 6904 Lugano Suisse
(case postale 4062)

Texte écrit courant juin 2002, suivra un ouvrage plus dense.


Les détenus doivent pouvoir se procurer les journaux de leur choix n’ayant pas fait l’objet d’une saisie dans les trois derniers mois. Seul le garde des Sceaux peut retenir (à la demande des chefs d’établissement) les publications, et ce seulement si elles contiennent des menaces précises contre la sécurité des personnes ou celles des établissements pénitentiaires. (art. D.444 du CPP.)