Inévitablement. Le cinéma participe de ces trois niveaux qui composent la vie et donc la question du cinéma aujourd’hui est aussi une question de citoyenneté et de militance et finalement comment faire un film devient quelque chose qui est presque politique. Alors mon parcours a été celui de s’intéresser très très vite à la question de l’enfermement parce que je suis restée assez longtemps dans des centres fermés pour mineurs en communauté française et j’ai fait un documentaire à l’époque qui s’appelait Têtes aux murs qui essayait de mettre le doigt sur la dichotomie qui existe entre la parole de l’adulte et la parole de l’adolescent et finalement de dénoncer un système qui fabrique des êtres dépendants du système, dépendants du système judiciaire, dépendants absolument de tout, du RMI, etc. Sous les mots « éducation », « prise en charge au niveau des ados dit délinquants », on a l’impression de nous brosser un projet de société ; or, les mômes s’expriment très bien dans le film et finissent par dire qu’on les fait marcher dans un système qui est complètement nuisible et que ce système dans lequel ils sont projetés dès l’enfance, eux-mêmes n’en sortiront jamais. Le film avait donc mis le doigt sur le constat d’échec d’une prise en charge qui est simplement pensée en dehors de la nécessité, en dehors de ce que sont les individus, dans leur douleur et leur souffrance et on a vite fait de stigmatiser l’adolescent dans la délinquance. […] Donc ma réponse à ce film là a été finalement de rentrer dans le quartier des femmes de la prison Plantin et non pas en tant que cinéaste mais en tant que femme citoyenne et militante de dire « Moi, de toute façon ce que je sais faire, d’autres peuvent le faire aussi » et il n’est pas question que l’autre soit plus crétin que moi-même. J’ai filé les outils qui vont permettre à des femmes, d’abord, de lire de l’image, d’avoir des outils pour décoder le langage cinématographique et on a commencé à faire du travail photo puis de la bande son et de la vidéo ; j’ai produit des films de femmes détenues et pendant cette période là une organisation syndicale m’a demandé de réaliser des documentaires, comme si au sein d’une organisation syndicale on n’était plus capable d’aller écouter la base. En fait c’est ce qui se passe donc je me suis retrouvée envoyée au front dans des conditions particulièrement hallucinantes puisque souvent ma caméra devait s’arrêter aux portes des délégations syndicales où le discours est assez cadenassé. Finalement les femmes qui portaient un vrai témoignage ou un vrai désir de dire étaient complètement fermées dans leur parole soit par l’organisation syndicale, soit par le patronat et il m’est arrivé de filmer des ouvrières à visages masqués alors que dans la prison j’arrivais à filmer les femmes dans une grande liberté. Bien sûr les détenues diront : « Tu sais en prison finalement on peut encore ouvrir nos gueules, c’est tout ce qu’il nous reste.» Une ouvrière ne peut pas vous dire ça, ne peut pas ouvrir sa gueule sinon elle perd son job et ça va très vite. Donc j’ai vraiment vécu ce parallèle prison/usine : je tournais des images en usine, je les montrais aux femmes détenues et on discutait de la condition ouvrière dans la liberté que nous avions à l’intérieur de la prison. […] Je pense que les formes de répression sont beaucoup plus perverties à l’extérieur et d’autant plus violentes qu’elles sont masquées. […] Ça nous a permis en tout cas de nous poser la question : aujourd’hui où en est-on ? A quoi est-on enfermé? A quoi dit-on oui? A quoi dit-on non? Et finalement c’est un film qui nous tire vers le haut puisqu’il nous dit que rester debout c’est encore possible.