LES MURS N'ONT PAS QUE DES OREILLES…( 4ème partie)
nouvelles prisons

« Oui, tout voir jusqu’à l’infamie. Si l’autre est celui qui me regarde,
qui me tient sous son regard et m’interpelle, comme l’affirme Levinas, alors le détenu,
regardable à merci sans réciprocité, réduit la visibilité d’un corps-objet, perd
tout caractère de personne, c’est-à-dire de ce qui fait l’essence de son humanité. »

Claude Lucas

Le premier objet est la sécurité du bâtiment contre les entreprises intérieures et contre les attaques hostiles du dehors. La sécurité du dedans est parfaitement établie, soit par le principe même de l’inspection, soit par la forme des cellules, soit par l’isolement de la tour des inspecteurs, soit par l’étrécissement des passages et mille précautions absolument nouvelles qui doivent ôter aux prisonniers la pensée même d’une révolte et d’un projet d’évasion. On ne forme pas de desseins quand on voit l’impossibilité de les exécuter ; les hommes se rangent naturellement à leur situation, et une soumission forcée amène peu à peu à une obéissance machinale. La sécurité du dehors est établie par un genre de fortification qui donne à cette place toute la force qu’elle doit avoir contre une insurrection populaire.
En un mot, j’estime qu’on trouvera ce plan applicable, sans exception, dans tous les établissements où un certain nombre d’individus doivent être gardés sous inspection dans un espace point trop vaste pour qu’on puisse le couvrir ou le border de bâtiments. Peu importent les destinations diverses, ou même contraires, des établissements : punir les criminels endurcis, garder les fous, réformer les vicieux, confiner les suspects, employer les oisifs, entretenir les indigents, guérir les malades, former ceux qui veulent apprendre un métier ou dispenser l’instruction aux générations montantes, en un mot qu’il s’agisse de prisons pour la détention à vie ou pour la détention en attente de jugement, ou de pénitenciers, ou de maisons de correction, ou de maisons de travail pour les pauvres, ou de manufactures, ou de maisons de fous, ou d’hôpitaux, ou d’écoles.
Si l’on trouvait un moyen de se rendre maître de tout ce qui peut arriver à un certain nombre d’hommes, de disposer tout ce qui les environne de manière à opérer sur eux l’impression qu’on veut produire, de s’assurer de leurs liaisons, de toutes les circonstances de leur vie, en sorte que rien ne pût échapper ni contrarier l’effet désiré, on ne peut pas douter qu’un moyen de cette espèce ne fût un instrument très énergique que les gouvernements pourraient appliquer. »

L’objectif du panoptique est de contrôler, prévoir, guider, imposer tout mouvement. L’architecture est, depuis Bentham, un des outils essentiels pour transformer l’être humain en objet : faire d’un être imprévisible, animé de folie, de passion, d’irrationalité, bref, de sentiments, un automate régulé, séparé de ses semblables, accomplissant des fonctions prédeterminées. L’urbanisme est un cadre de cet idéal domesticateur. Ce projet de construction de l’espace, qui voit le jour au début du xixe, s’est développé et continue de se développer au même rythme que l’argent qui tente de devenir l’unique rapport social. En 1930, les mouvements architecturaux des pays dominants ont rédigé un programme d’un modèle d’urbanisation uniforme valable pour tous les pays où la révolution industrielle avait fait son œuvre. Un des éminents représentants français de cette confrérie de destructeurs, Le Corbusier, exposait dans la charte d’Athènes des conceptions urbanistiques toujours d’actualité : « L’urbanisme exprime la manière d’être d’une époque. Il ne s’est attaqué jusqu’ici qu’à un seul problème, celui de la circulation. Il s’est contenté de percer des avenues ou de tracer des rues, constituant ainsi des îlots bâtis dont la destination est laissée au hasard des initiatives privées.

Le cycle des fonctions quotidiennes : habiter, travailler, se récréer, sera réglé par l’urbanisme dans l’économie de temps la plus stricte, la fonction de circuler assurant les échanges tout en respectant les prérogatives des trois autres fonctions.
Les données d’un problème d’urbanisme sont fournies par l’ensemble des activités qui se déploient non seulement dans la ville mais dans toute la région dont elle est le centre. La raison d’être de la ville doit être recherchée et exprimée en chiffres qui permettront de prévoir pour l’avenir les étapes d’un développement plausible. La ville prendra le caractère d’une entreprise étudiée à l’avance et soumise à la rigueur d’un plan général. Subordonnée aux nécessités de la région, destinée à encadrer les quatre fonctions clés, la ville ne sera plus le résultat désordonné d’initiatives accidentelles. Le hasard cédera devant la prévision.
Si la cellule est l’élément biologique primordial, le foyer, c’est-à-dire l’abri d’une famille, constitue la cellule sociale. Le foyer est le noyau initial de l’urbanisme. Il protège la croissance de l’homme, abrite les joies et les douleurs de sa vie quotidienne. Pour qu’il soit plus facile de doter les logis des services communs destinés à réaliser dans l’aisance le ravitaillement, l’éducation, l’assistance médicale ou l’utilisation des loisirs, il sera nécessaire de les grouper en « unités d’habitation » de grandeur efficace. Et c’est à partir de cette unité-logis que s’établiront dans l’espace urbain les rapports entre l’habitation, les lieux de travail et les installations consacrées aux heures libres. Le zonage, en tenant des fonctions clés : habiter, travailler, se recréer, mettra de l’ordre dans le territoire urbain. La circulation, cette quatrième fonction, ne doit avoir qu’un but : mettre les trois autres utilement en communication. La ville et sa région doivent être munies d’un réseau exactement proportionné aux usages et aux fins et qui constituera la technique moderne de la circulation.
Il s’agit alors d’étudier bien la cellule, c’est-à-dire le logement d’un homme, d’en fixer le module et de suivre à l’exécution en séries uniformes. Le treillage monotone et tranquille, ainsi formé d’innombrables cellules, s’étendra sur de grands mouvements d’architecture, mouvements autres que l’indigente rue en corridor. Conséquence de la série, le standard, la perfection. Le tracé régulier, c’est la géomérie entrant dans l’ouvrage. Il n’y a pas de bon travail humain sans géométrie. »
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