ETALON DES MAISONS D'ARRETS POUR LE XXIèmE SIECLE
nouvelles prisons

Selon la brochure de présentation du bureau du shérif de Los Angeles, la Twin Towers Correctionnal Facility, point d’entrée et poumon du réseau des maisons d’arrêt du comté, représente, « de par sa conception ultramoderne et son électronique de pointe », le prototype futuriste des maisons d’arrêt du millénaire nouveau. Qu’on en juge.

Fort de ses 142 000 m2 alignés sur 4 hectares au croisement de l’autoroute 101 et du Cesar Chavez Boulevard, en plein cœur de la ville, « le plus grand établissement de détention du monde » (comme aiment à le clamer ses responsables), comprend un quartier de haute sécurité, un centre d’accueil et de sélection des nouveaux détenus et un bloc médical de 200 lits. à plein régime, le complexe emploiera 2 400 personnes, à la manière d’une gigantesque usine dont la matière première et les produits ouvrés seraient le corps des prisonniers.

Chacune couronnée d’un héliport, les deux tours couleur pêche qui encadrent le centre de sélection et donnent son nom à l’établissement peuvent contenir jusqu’à 4 200 détenus. La première, haute de 70 mètres, abrite également les services administratifs et toute l’intendance, magasins, vestiaires du personnel, cantines et cuisines (capables de servir 18 000 repas quotidiens), mais aussi des salles de réunion et de formation, et même deux gymnases ouverts 24 heures sur 24. La deuxième tour loge les détenus recevant des soins médicaux et mentaux, distribués sur quatre étages cloisonnés du reste du complexe. Le bloc médical possède ses propres laboratoires d’analyse et de radiologie et occupe une soixantaine d’infirmières (sur les quelque 350 que salarie la LA County Jail, outre 35 docteurs et 7 assistants dentaires).

[. . .] Cet agencement de l’espace est fait pour éviter d’avoir recours aux prisonniers comme main-d’œuvre et pour minimiser leurs déplacements, donc les contacts qu’ils ont aussi bien entre eux qu’avec les gardiens (outre ses toilettes privées, chaque kiosque de contrôle dispose d’une kitchenette). L’interdiction totale de fumer et d’utiliser de l’argent vise de même à réduire les motifs de contrebande et donc les occasions d’incidents violents entre détenus. L’atmosphère aseptisée et étonnamment silencieuse des lieux (sols, portes et murs sont insonorisés), l’abondance de la lumière naturelle, l’absence de barreaux aux ouvertures font qu’on oublierait presque qu’on est à l’intérieur d’une maison d’arrêt... Si ce n’étaient les uniformes, marron terne pour les détenus, en toile bleue pour les détenus (avec dessous un T-shirt jaune criard frappé dans le dos du sigle LA County Jail en grosses lettres bleu foncé), les portes et les digicodes omniprésents. Et le comportement soumis de ses pensionnaires, tout empreint d’une déférence craintive. […] Il s’écoulera en effet entre 12 et 24 heures, souvent plus, surtout si le candidat à l’admission exige d’être examiné par un médecin, entre le moment où ils franchissent le portail du centre d’accueil et celui où ils atteignent enfin leur « logement » (le vocabulaire administratif par lequel la LACJ désigne leur cellule). En attendant, ils dorment par terre ou sur les bancs de métal des salles d’attente, sous les néons et la lueur criarde des télévisions qui marchent en continu pour « pacifier » le « poiscail ») en transit, c’est ainsi que les gardiens surnomment les nouveaux arrivants repêchés dans les holding stations, des postes de police de la ville et des municipalités avoisinantes qui achètent auprès du bureau du shérif de Los Angeles leurs services de police et de détention. « La grande majorité des clients sont des habitués, ils savent jouer. 99 % « suivent le programme ». Et puis vous avez vos 1 % qui vous créent toutes les emmerdes : agités, colériques, agressifs, rebelles, incontrôlables par carence médicale ou mentale, ou tout simplement parce qu’ils sont épuisés et excédés d’attendre, membres de gang qui repèrent un rival dans la queue, etc. »

Le « poiscail violent » est entreposé à l’écart dans une « cellule d’isolement » en béton nu de 1,5 mètre sur 2 mètres équipée d’un petit banc encastré et d’un WC, au besoin entravé de chaînes. Les plus récalcitrants sont pris en charge par l’Emergency Response Team, la brigade de choc formée de cerbères balaises cuirassés d’« uniformes d’extraction » et de « masques anticrachats » qui se font fort de plier en un tournemain toute résistance à l’ordre carcéral : « alors ils lui font sa fête ». Mais la plupart des détenus se rendent compte qu’ils n’ont pas intérêt à en arriver là. Mais on n’a pas le choix : on combat la violence avec la violence.
Scotché sur la vitre de chaque kiosque de classification, un « avertissement » illustré informe les prévenus de mesures pénales récemment votées par l’assemblée de l’État qui peuvent les concerner.

Après le booking et la classification, le fresh fish est photographié et son dossier complété par ordinateur. Il est déshabillé et douché (par « paquets » de 70 durant les heures d’affluence). Il troque ses habits pour l’uniforme de toile et les sandales de caoutchouc de la maison.

[...] Le deputy Alexander a demandé à un employé de la clinique de me montrer la vidéo (je suis seul, aucun fresh fish n’étant encore parvenu jusqu’ici à travers le long sas des douches ; il y a bien une quarantaine de prévenus dans les cellules qui entourent l’aire triangulaire de 45 mètres de côté où s’affairent les infirmières, mais ils attendent leur examen médical, certains affalés par terre, d’autres dormant adossés au mur de béton ou debout l’air hébété). Eh bien, cette vidéo médicale est on ne peut plus explicite ! Sur une cadence rapide et saccadée, une voix grave exhorte les arrivants à signaler au personnel de la clinique s’ils souffrent d’« herpès, du sida, de gonorrhée, de problèmes hématologiques, de dépendance envers une drogue ou des médicaments » ou encore s’ils ont des « blessures, un plâtre, des poux, des vers, des scrofules, crabs, scabies, un membre artificiel ou toute autre prothèse ». Avec, à l’appui, pour chacune de ces afflictions, des photos spectaculaires de détenus souffrant de cas gravissimes qui défilent en accéléré. « Tout individu qui éprouve des difficultés à tirer la peau de son pénis vers l’arrière... » Gros plan repoussant. On ne s’attendrait jamais à voir pareille chose exhibée en public dans une culture puritaine aussi honteuse du corps (non domestiqué) que l’est la culture américaine. Mais évidemment ce ne sont pas des Américains moyens qui y sont exposés…

Un autre viaduc long de 200 mètres et plusieurs ascenseurs relient le centre de sélection à la gare routière nichée dans les entrailles du bâtiment, où des dizaines de bus viennent sans discontinuer, de nuit comme de jour, déverser leur cargaison de « poiscail ». La LACJ possède le plus grand parc d’autobus public de tous les États-Unis, indispensable au convoyage de ses dizaines de milliers de pensionnaires. Un interminable dédale de couloirs aveugles aux murs nus connecte les différentes parties du complexe. Aucune ouverture ni marquage nulle part de sorte que, si un détenu parvenait à se glisser dans l’un de ces boyaux, il n’aurait aucun moyen de se guider vers la sortie. Au demeurant tous les déplacements, des reclus comme du personnel, sont contrôlés électroniquement au moyen des empreintes digitales et de codes-barres.

Loic Wacquant,
Le Passant ordinaire, n° 28, mars 2000