PREAMBULE DE « 13 000 BELLES »
Nouvelles prisons



"Que le monde apparaisse tel qu’il est, cela devrait suffire à son infamie. Lorsque Dante a écrit L’enfer il n’a pas demandé par-dessus le marché qu’on y promulgât des réformes !.."

Serge Coutel
- L’Envolée

Depuis plus de vingt ans, un nombre grandissant de détenus n’admet plus la sanction. De même qu’hors des murs ils rejettent les règles du jeu social, à l’intérieur ils refusent l’expiation et la peine qui constituèrent pendant près de deux siècles la morale pénitentiaire destinée à les maintenir dans l’écrasement. Aujourd’hui, les prisonniers de la Démocratie non seulement contestent clairement la politique pénale d’un quelconque gouvernement, mais s’en prennent ouvertement au principe même de la détention. Pour parer à cette vague de contestation sans précédent, la Chancellerie a mis en œuvre un programme de renouvellement et de modernisation des taules, lui aussi sans précédent.
Jusqu’aux émeutes de 1971, la gestion des prisons françaises était restée figée. L’Administration pénitentiaire parvenait à ce que l’inévitable révolte que suscite chez certains prisonniers leur détention reste isolée ou, qu’au moins, on n’en entende pas parler dans la société, sinon dans la rubrique des faits divers. Les explosions de 1971 et 1974, qui embrasèrent l’ensemble des établissements pénitentiaires, créèrent une situation nouvelle. La force de l’émeute et la violence de la répression furent un choc pour la société. L’AP fut contrainte de lâcher du lest et de réformer un règlement intérieur resté inchangé durant des décennies. Depuis, les détenus n’ont cessé de battre en brèche l’autorité pénitentiaire.

Alors que la séparation et l’atomisation sont devenues les conditions dominantes, rares sont les lieux où peut s’élaborer pratiquement une critique collective. Paradoxalement, la prison constitue encore un tel lieu. à la différence de ce qui se passe dans la plupart des cas à l’extérieur des murs – où l’expérience du malheur est vécue solitairement et signifie souvent un désarmement individuel
–,l’expérience du malheur partagée par les détenus est une arme contre la solitude et le silence carcéral. Parce qu’elle trouve une résonnance collective immédiate malgré la volonté « administrative » de placer chacun dans un confinement purement individuel, une telle expérience engendre une dangereuse cohésion. Les mouvements collectifs incessants qui secouent les prisons depuis 1985 et les réseaux de solidarité qui se sont constitués depuis en témoignent. En dépit des traitements destructifs, des années d’enfermement supplémentaires, la rébellion revient périodiquement enflammer les taules. L’exigence de liberté s’y manifeste sans ambiguïté.

Le sinistre « Programme des 13 000 » répond avant tout à cette situation de révolte endémique dans les murs selon une technique et une stratégie éprouvées. Tout comme l’état restructure l’appareil industriel, il construit des prisons « nouvelles normes », en désaffecte certaines, en rénove d’autres. On remplace des prisons vétustes d’où l’on s’évade comme on dynamite des tours de cités HLM où l’on se révoltait il y a dix ans. Pour domestiquer l’insoumission des populations qu’on y a parquées, les « grands ensembles » de banlieue ont été rénovés policièrement et repeints aux couleurs de l’époque. On y trouve, au milieu d’une même misère, les attributs de toute société avancée : la police et le mensonge démocratique.

Avec les prisons nouvelles normes c’est la modernité répressive qui s’introduit dans les murs. Le but avoué – l’humanisation, la salubrité, le désengorgement des établissements surpeuplés (1) –, masque en réalité la volonté de mettre ces lieux au diapason de l’ordre social. L’inadéquation à cet ordre condamne les anciens établissements. Les portes des prisons s’ouvrent au monde extérieur pour y laisser pénétrer le principe civilisateur de notre temps : séparation techniquement équipée. La pure répression a longtemps constitué le seul recours de l’autorité pour défaire la révolte.Désormais, il faut la prévenir d’emblée, l’étouffer dans la pensée. C’est aux mesures réformistes qu’échoit de plus en plus le rôle de contraindre les individus non plus seulement à respecter les règles sociales, mais à les épouser. La réforme est la continuation par d’autres moyens de la répression. Elle procure une efficacité accrue au contrôle social.

Cette préoccupation se trouve au cœur de la conception des nouvelles prisons.
Pour la première fois au xxe siècle, l’AP dispose d’un outil neuf et adéquat pour appliquer sur une grande échelle la stratégie de son choix ; et non plus réagir au coup par coup. Jusqu’ici, elle n’avait fait que reculer en libéralisant peu à peu le régime de la détention. Maintenant, les 13 000 nouvelles places constituent un volant de manœuvre qui permettra une meilleure gestion de l’ensemble des détenus. On imagine l’usage frénétique que feront les juges de ce surcroît de cellules, l’incarcération quasi systématique étant la politique générale ; pour mémoire, 100 000 condamnations par an à des peines de prison ferme. Ce programme octroie à la Chancellerie la possibilité d’anticiper sur une future politique pénale. L’étendue des moyens étudiés pour circonscrire rapidement, à défaut de les empêcher, toute mutinerie et mouvement collectif est portée à un point tel qu’elle prétend juguler jusqu’à l’idée même d’une évasion (2). L’AP a tiré parti des observations réalisées dans ses établissements, notamment ceux mis en fonction dans la tranche Badinter. Les prisons gigantesques comme Loos-lès-Lille, les Baumettes, Fleury, etc., sont souvent parmi les premières à se soulever. La tension qui y règne et le nombre élevé de détenus montrent en quoi le « problème de la surpopulation » n’est somme toute qu’une question de rapport de force. Il s’agit donc d’isoler systématiquement les détenus entre eux.

La conception architecturale des nouveaux établissements est réglée sur cet impératif : des taules de taille modérée où la dispersion, la division spatiale, sont le principe essentiel. Depuis la petite unité de détention de 25 personnes, recluses dans des cellules individuelles, les cheminements possibles ont été obsessionnellement différenciés dans un souci constant de cloisonnement (3)..

POUR LIRE LA SUITE

Ce texte est le préambule de Treize Mille Belles, brochure sortie en novembre 1990, Os Cangaceiros…

(1) ll faut que la chancellerie soit à court d’imagination pour laisser entendre une telle ineptie. Plus on construira de prisons, plus on enfermera de gens ! Cette banalité, on la retrouve même dans la bouche de directeurs de taule. La surpopulation entraîne une promiscuité effrayante qui s’ajoute aux motifs constants de révolte. Répartissant « rationnellernent » les détenus, la chancellerie prétend, comrne elle ne se prive pas de le claironner partout, faire œuvre de salubrité, mais il s’agit en l’occurrence d’une opération qui obéit à des considérations de maintien de l’ordre plus qu’à des vélléités humanistes. Les places vacantes sont destinées à trouver preneur maintenant comme par la suite. À tel point que la chancellerie a exigé (comme on le lira dans la documentation technique) un surdimensionnement des équipements pour faire face à une future surpopulation.
(2) La répugnante démagogie en la matière consiste à nous bassiner avec de prétendues conditions de détention laxistes, qui favoriseraient des évasions répétées. La réalité est malheureusement tout autre. Le taux d’évasion est de O,08 % par an ; soit en moyenne 40 détenus sur l’ensemble des 48 000 détenus permanents. Saluons au passage la soixantaine d’évadés qui ont récemment fait la nique aux matons.
(3) 0n prendra connaissance, dans les documents de GTM ou à la lecture des plans, des mesures qui vont dans ce sens. Citons pour l’exemple les escaliers réservés

ml>