L'INSECURITE CA SE CONSTRUIT...
(sécurité super star)

Combien de fois peut-on mentir dans un article de seize courtes lignes et demie sans y apporter le moindre rectificatif les jours suivant ?
Quatre fois ! Record établi dans l’édition des Hauts-de-Seine du Parisien, datée du samedi 11 mai 2002, qui à la rubrique des faits divers, se permet même un cinquième mensonge dans le titre !

Sans parler des omissions… En l’occurrence, c’est la réalité tout entière qui est omise ici, au profit d’une construction fabriquée en deux temps, d’abord dans un commissariat, puis dans les locaux du journal.
Entre un bout de réel, d’une confondante banalité (comme on va le voir), et le spectaculaire fait divers proposé au lecteur, c’est tout à la fois l’esprit policier et l’esprit médiatique qui se sont intercalés, faisant ainsi apparaître ce qu’on pourrait appeler l’esprit, ou plutôt le manque d’esprit, de l’époque : le mensonge, la confusion, la manipulation de la réalité. Dans un domaine qui, de plus, est tragiquement en vogue en ce moment et en France, celui de l’insécurité.

Le hasard a fait que la voiture dont il est question ici appartient à une connaissance. Sans ce hasard nous n’y aurions vu que du feu. Avez-vous remarqué que quand vous lisez dans le journal, écoutez à la radio ou regardez à la télévision une histoire que vous ou un proche avez vécue, la version des médias n’a souvent plus qu’un lointain rapport avec la version originale ? Et cela de façon tellement systématique qu’il nous faut bien douter de la totalité du discours médiatique puisque dans la plupart des cas nous n’avons pas de repères réels pour les confronter à l’interprétation qui nous en est donnée.

Car il ne s’agit pas simplement d’erreurs sur les faits. Il s’agit de la reconstruction bel et bien délibérée de ceux-là, dans un sens et pour des buts qui apparaissent clairement dans la simple juxtaposition des trois versions successives de ce qui n’est pourtant qu’une seule et même histoire : la version réelle, la version policière et la version journalistique. Les voici donc, à commencer par la version présentée au public, à partir de laquelle on remontera vers la source via quelques brefs passages au commissariat de Colombes, puisque c’est dans cette banlieue que s’est passé l’incident.


Colombes
Le conducteur n’avait pas 11 ans

Les agents de la brigade anticriminalité de Colombes ont dû être quelque peu surpris, hier, en arrivant sur les lieux de leur intervention. Appelés, vers 1 h 50, pour tenter d’arrêter les occupants d’une voiture qui se livrent à un dangereux rodéo, rue Champy, à Colombes, les fonctionnaires se sont retrouvés nez à nez avec quatre enfants, âgés pour trois d’entre eux de 12 ans alors que le quatrième garçon n’avait pas encore 11 ans ! Manifestement, guère experts dans l’art de la conduite, les jeunes apprentis conducteurs ont terminé leur rodéo dans un mur avant d’être interpellés. (St. S.)

D’abord le titre : « Le conducteur n’avait pas 11 ans ». Quatre enfants ont effectivement été arrêtés, et si l’article dit vrai, trois ont 12 ans, le quatrième « pas encore 11 ans. » C’est par pure accroche sensationnaliste que le titre décrète que le conducteur est justement le plus jeune. La meilleure preuve en est qu’il… n’y avait pas de conducteur ! On va voir pourquoi.

L’article, daté du samedi 11 mai donc, décrit un fait arrivé « hier ». C’est faux : les faits ont eu lieu le jeudi 9 mai. Les agents de la brigade anticriminalité auraient été « appelés vers 1 h 50 ». Encore faux ! Cela s’est passé dans l’après-midi de ce jeudi. Déplacer les faits au milieu de la nuit leur confère ainsi une intensité plus dramatique, qui est porteuse de bien plus de sous-entendus : que font des mômes à cette heure-là dans la rue, etc. Quand on sait que par ailleurs le journal le Parisien se fait régulièrement l’écho bienveillant des mesures de couvre-feu prises par certains maires à l’encontre des mineurs, on voit bien comment de telles petites phrases préparent ainsi le terrain…

Les agents auraient donc été appelés « pour tenter d’arrêter les occupants d’une voiture qui se livrent à un dangereux rodéo, rue Champy ». Voilà le mensonge central : il n’y a jamais eu de rodéo ! De ce mensonge découle le suivant : « Les jeunes apprentis conducteurs ont terminé leur rodéo dans un mur avant d’être interpellés. » Comme il n’y a pas eu de rodéo, il n’y a pas plus eu d’accident final. En réalité, il n’y a même pas eu vol !
Que s’est-il alors vraiment passé et comment l’auteur de l’article en est-il arrivé à une telle version ?

La propriétaire de la voiture a garé celle-ci rue Champy le mardi. C’est une voiture en mauvais état qu’elle s’apprête justement à revendre à une casse, venant d’en acheter une nouvelle. Les jours suivant, une petite bande de mômes s’introduit dans la voiture pour s’amuser. Il y aura d’ailleurs des riverains pour les admonester et les faire déguerpir mais ils y reviendront. Et le jeudi ce sont cette fois les agents qui interviennent et arrêtent les gamins à l’intérieur du véhicule, mais sans que celui-ci n’ait bougé de la place où il avait été garé.
Le commissariat prévient alors la propriétaire de la voiture, lui demandant de passer, ce qu’elle fait donc en fin d’après-midi. Trois policiers en civil lui expliquent qu’on lui a volé sa voiture mais qu’on l’a retrouvée encastrée dans un poteau (plus tard, ce sera un mur…) et qu’on a interpellé les voleurs, quatre mineurs. Ils lui conseillent très fortement de porter plainte. Devant son refus, ils se font plus insistants et ne lui donnent pas l’autorisation d’aller la chercher à la fourrière, sous prétexte d’un « complément d’enquête ». Et l’entrevue se termine sur un « revenez demain ».

Le vendredi, la propriétaire de la voiture va voir celle-ci à la fourrière. Il n’y a aucun dégât extérieur, si ce n’est ceux qui existaient déjà : la version du poteau (qui alternait avec celle du mur) ayant mis fin au prétendu rodéo ne tient donc pas la route. Quant à l’intérieur, le Neiman est bloqué : il est donc clair que la voiture n’a pas même été volée ! D’ailleurs, de retour au commissariat, et alors qu’elle fait remarquer tout cela aux policiers, ceux-ci lui confirment que ce sont bien eux qui ont transporté le véhicule de la place où il était garé (où la propriétaire l’avait garée donc) jusqu’à la fourrière. Malgré cette accumulation de faits prouvant qu’il ne s’agissait que d’un chahut de gamins, les policiers maintiennent leur version du rodéo nocturne et leur pression pour que plainte soit déposée. Et l’entrevue se termine sur un « revenez lundi ».

Le lundi, de retour au commissariat, la propriétaire fait sa déposition et bien entendu réitère son refus de porter plainte puisqu’il ne s’est rien passé ! L’inspectrice qui s’occupe ce jour-là de l’affaire ne veut pas en démordre : il faut que plainte soit déposée. Pourtant, devant tant d’évidences la version policière a dû se corriger elle-même : désormais il n’y a plus ni rodéo ni accident, les mômes ont volé la voiture et l’ont regaré où ils l’avaient prise !

Ultime mesquinerie : la propriétaire s’entend demander de payer la fourrière ! Alors même que la voiture étant « légalement » garée, il n’y avait aucune raison de l’y transférer. Si ce n’était sur la base d’un vol fantasmatique donc… Finalement ce détail se réglera grâce à un arrangement entre assurances et casse-auto, pour une intéressée soulagée d’éviter le « revenez mardi » qu’elle prévoyait à suivre…
Pour les quatre gosses en revanche, l’affaire ne fait que commencer. Ils ont 11 ou 12 ans et un avenir plein d’insécurité…