PREAMBULE DE « 13 000 BELLES »
Nouvelles prisons

"Que le monde apparaisse tel qu’il est, cela devrait suffire à son infamie. Lorsque Dante a écrit L’enfer il n’a pas demandé par-dessus le marché qu’on y promulgât des réformes !.."

Serge Coutel
- L’Envolée

De plus, la structure modulaire rend étanches les différents secteurs de la détention. Les parloirs et le secteur socio-éducatif par exemple, bien que situés au même étage du même bâtiment, ne peuvent en aucun cas communiquer entre eux. Chaque déplacement, tant horizontal que vertical, est aiguillé et régulé par des sas gérés électroniquement (4). Des acrotères (5) rendent difficile l’accès aux toits, les cours de promenade ont été multipliées afin de réduire le nombre de détenus rassemblés à ce moment particulièrement favorable à une action collective. Les dispositifs pour empêcher d’éventuels mutins de se rendre maîtres de l’ensemble de la détention ont été perfectionnés et surtout systématisés par rapport à la majorité des prisons existantes. Toute tentative de soulèvement devra prendre en compte ces obstacles à son extension : Gageons que la rage et l’ingéniosité des mutins en viendront à bout.

Sur ce fond de sécurité renforcée, l’AP envisage d’occuper le temps des détenus. Les pseudo-activités éducatives seront largement distribuées. Cette lugubre petite animation est avant tout destinée à présenter une image des nouvelles prisons un peu plus convenable que celle d’un tombeau de haute technologie. Par contre, de véritables petites zones industrielles sont implantées dans ces prisons, elles-mêmes souvent situées à proximité d’une ZI. Tout laisse à penser qu’il ne s’agira pas de bricolage, mais que l’exploitation du travail pénitentiaire s’effectuera à grande échelle. Des contrats associent des sociétés privées à la gestion des lieux. Ces sociétés baissèrent artificiellement leur coût de construction afin d’emporter le marché. Elles entendent bien maintenant se rattraper dans l’exploitation des établissements pénitentiaires, c’est-à-dire sur le dos des détenus. Elles ont en charge « l’hôtellerie », comme osent le dire ces crevures, la buanderie, la cantine, les services médicaux et, bien sûr, le travail pénitentiaire et la formation des détenus. C’est de cette façon que la Chancellerie entend rationaliser financièrement les taules, non sans avoir négligé d’intégrer dans ses études préliminaires des économies touchant au matériel (6) et au personnel. Les innovations techniques et l’introduction de personnel privé limitent les effectifs (et les prérogatives) des matons. En dehors du baratin publicitaire apparaît nettement le souci de réaliser des établissements aux allures d’entreprises high-tech, à la fois économiques et parfaitement contrôlés. Voilà sans doute la véritable nature de l’« ouverture des prisons sur le monde » vue de la Chancellerie.

La responsabilisation des individus sans cesse invoquée pour les plier à la rationalité du travail l’est aussi pour soumettre les détenus à celle de la prison ; et les amener à participer à la gestion de leur peine. L’AP dispose déjà d’un arsenal de mesures coercitives pour individualiser la durée de la peine (grâces et conditionnelles accordées au mérite, prétoire, quartiers d’isolement et cachots, suppression des parloirs, d’activités, etc.). La modernisation renforce et étend le champ des sordides calculs auxquels elle entend soumettre les détenus. Dans ces nouveaux pourrissoirs, les détériorations et les actes de vandalisme commis sous le couvert d’un relatif anonymat dans les anciennes taules deviennent immédiatement localisables. Tout est prévu pour identifier et sanctionner directement leur auteur. Un des procédés les plus courants, faire sauter les plombs de toute une aile, sera désormais localisé au moyen d’un boîtier à fusibles par cellule. Les canalisations des chiottes étant parfois bouchées pour inonder un étage, des syphons installés sous chaque ccllule en gaine technique permettront de désigner instantanément l’auteur d’une vengeance bien naturelle. Voilà une application supplémentaire de contrôle individualisé. Elle prend toute sa valeur quand on sait que l’AP n’avait plus, dans beaucoup de cas, les moyens d’appliquer strictement l’ignoble règlement intérieur. Ces geôles aseptisées lui en fournissent l’occasion.

Les bagnes new-look sont conformes aux exigences de cette fin de siècle. Force est de constater cet apparent paradoxe : ce sont maintenant les prisons qui ressemblent aux usines. Non seulement l’agencement des lieux impose des règles de fonctionnement propres aux nouvelles techniques d’organisation du travail, mais tout est minutieusement pensé afin d’entraver sinon d’interdire toute connivence possible. Un système électronique sophistiqué, qui enserre le détenu dans un réseau dense de surveillance, prend en charge tous ses déplacements, parfois relayé par un système de badges magnétiques. On se croirait au Forum des Halles ou dans une société de bureaux de La Défense... Curieusement, ces techniques ont été expérimentées dans la sphère du travail, puis banalisées partout ailleurs, avant d’être importées dans l’univers carcéral. Mais si les cadres ont totalement intégré cette contrainte au point d’en faire quelque chose de gratifiant, les détenus, comme les travailleurs sans grade, en ressentent immédiatement tout le caractère oppressif. Ces techniques forment l’instrumentation principale pour huiler les relations explosives entre matons et détenus afin de les rendre les plus impersonnelles possibles. De même que la fonctionnalité des lieux s’attache à supprimer les points de friction, elle renvoie chaque détenu à un environnement dépersonnalisé. L’oppression devient de la sorte plus abstraite. Il est d’ailleurs moins question d’administrer une discipline de fer à une masse indifférenciée de prisonniers que de gérer les moindres aspects de leur détention. Le mode répressif ne peut disparaître – il forme la toile de fond intrinsèque à l’univers carcéral – il tend à se travestir en cette gestion froide et impersonnelle qui caractérise si bien notre temps.

La construction des nouveaux établissements vient à point nommé pour alourdir le bras d‘une justice qui se plaint de l’indigence de ses moyens. L’institution judiciaire fonctionne aussi avec valeur d’exemple. Pour que celui-ci soit effectif, il ne doit pas souffrir d’exceptions. C’est ce qui fonde la toute-puissance de la loi. Ainsi, des cellules sont spécialement réservées aux handicapés, des ailes entières aux toxicos, afin que nul n’échappe à l’incarcération. On voit en quoi la conception hygiéniste de ces mouroirs procure aux juges des possibilités élargies d’enfermement (7). Plus généralement personne ne doit échapper à la toute-puissance du monde. Tandis que la société a borné toute perspective humaine à la logique de l’argent, sans au-delà concevable, la prison moderne apparaît nécessairement comme un univers hermétique, sans échappatoire. Le capitalisme triomphant accrédite partout l’idée d’un monde inéluctable. Un même sentiment de fatalité doit sévir dans les murs.


Les nouvelles forteresses sont érigées pour signifier à tous une maigre alternative. Soit subir les diktats d’une insertion forcée, soit endurer les rigueurs de l’exclusion ; par une débauche de moyens technologiques qui se veulent imparables ; par des quartiers où tout contact avec autrui et l’environnement proche est quasi impossible. Le principe des quartiers d’isolement et disciplinaires a été renforcé, 1’AP pourra utiliser à loisir les 22 nouveaux QI pour balader les réfractaires. Tout y est étudié pour que les occupants n’aient aucune vue ni sur l’extérieur immédiat ni sur le reste de la prison d’une part, mais aussi pour qu’ils n’en entendent rien filtrer. Ces quartiers sont généralement situés au dernier étage d’un bâtiment, au même niveau que les cours de promenade grillagées qui leurs sont affectées. Les fenêtres en imposte des cellules ne laissent aucune vue possible. Ces prisons n’ont rien à envier à leurs grandes sœurs, les prisons de haute sécurité américaines. à l’arbitraire musclé du maton s’ajoute la terreur hygiénisée. Le raffinement avec lequel les concepteurs de ce projet se sont évertués à abolir l’idée d’une échappatoire autre que le sport, la fiole, les études et le travail a pour fin de borner l’univers mental des détenus. Pousser l’isolement et la perte de tout repère encore plus loin en uniformisant la détention des maisons d’arrêts selon les critères de la haute sécurité des centrales, voilà le souci d’humanisation annoncé.

Les hauts murs au cœur des villes se dressaient comme un avertissement, un rappel à l’ordre, mais permettaient parfois la curiosité et le soutien des passants en cas d’agitation. C’est maintenant loin des voix amies, sans témoins et hors des murs de la cité que se manifeste la puissance carcérale.

Tout cet arsenal technologique n’a pas empêché que, dans les semaines qui ont suivi leur mise en service et avant même qu’elles soient totalement occupées, les prisons de Villeneuve, Tarascon, Neuvic et Saint-Mihiel aient déja connu des mouvements de protestation. Malgré les dispositifs mis en œuvre pour leur interdire l’accès aux toits, les mutins y sont montés. Les détenus se sont attaqués d’entrée aux conditions les plus modemes de leur détention : le contrôle par cartes magnétiques, la hausse des prix et le rationnement consécutifs à la privatisation de 1a distribution des repas et de la cantine, les cellules individuelles. Il n’est évidemment pas plus humain d’être seul en cellule que de s’y trouver entassés.

Le silence auquel beaucoup se sont résignés dans la société rehausse d’autant la dignité des détenus insoumis. Ils ont su se faire entendre malgré tous les risques avec suffisamment de force pour inquiéter tout ce qui gouverne par les coups et le mépris. à chaque grève des plateaux, à chaque refus de remonter des promenades, à chaque saccage des installations, à chaque mutinerie, les exigences qu’ils font valoir sont les mêmes depuis des années : suppression des QI, des mitards et des prétoires ; octroi automatique des remises de peine, permissions de sortie et libéradons conditionnelles ; SMIC pour les détenus qui travaillent ; parloirs intimes ; amnistie pour tous les mutins sanctionnés ou condamnés. Nous avons voulu leur rendre l’hommage qu’ils méritent en portant à la connaissance publique les plans et une documentation technique concernant certaines des nouvelles prisons où ils risquent de se voir transférer, sans négliger la possibilité de les leur faire parvenir par des moyens appropriés. Nous saluons l’esprit de révolte qui les anime.

Ce texte est le préambule de Treize Mille Belles, brochure sortie en novembre 1990, Os Cangaceiros…

(4) En plus du contrôle d’accès qui permet de surveiller les moindres mouvements s’ajoutent encore dans les circulations principales des détecteurs électroniques de présence. Mis en fonction la nuit, ils repèrent aussitôt celui qui les franchit, donnant l’alarme au PCI. à l’extérieur, le chemin de ronde est surveillé par caméras et, outre la hauteur des clôtures, 6,50 m, et les miradors, on a rajouté au faîte des clôtures un barbelé dit de « détection », qui déclenche l’alarme dès qu’on le touche tout en activant automatiquernent la caméra de surveillance du secteur.
(5) Sorte d’avancée en béton, fixée en surplomb des toits.
(6) Ainsi, la résistance de certains matériaux ou dispositifs est variable selon les secteurs où ils se trouvent placés.
(7) Contrairement à ce qu’ils voulaient faire croire, les petits juges ont protesté par une ou deux libérations provisoires contre l’auto-amnistie des hommes politiques non pas pour s’en prendre à une injustice mais pour protéger et défendre Ieur indépendance et leurs prérogatives d’enfermement. La sèche décision administrative de libérer Naccache n’a pas manqué de heurter de front l’espoir élémentaire des détenus : sortir. Leur colère a ressurgi au premier plan à cette occasion. Leur mouvement face au traitement rapide de l’affaire Naccache a été directement et sans fioritures une réaction contre une saloperie d’évidence : pour nous, pas de liberté en vue.