Cette théorie peut s’appliquer pour toutes les constructions, immeubles de fonctionnaires, hôpitaux, routes, prisons… La description de l’organisation des espaces dessine un modèle de vie qui paraît aussi solide qu’un bloc de pierre, aussi clos qu’un enceinte de prison.
Gasparin, ministre de l’Intérieur de Louis Philippe, écrivait dans son rapport au roi sur les prisons départementales (1837) : « Pour élever des prisons, il faut avoir un système dont le programme devient la pensée, et le plan, l’expression. » Lucas (architecte, 1830) affirmait que le « rôle de l’architecte est entièrement changé : il doit pour ainsi dire faire passer dans la pierre l’intelligence de la discipline ».
Presque deux siècles plus tard, le nouvel architecte en vogue des prisons, Autran, reprend les mêmes arguments lorsqu’il présente son projet au gouvernement Jospin : « J’espère qu’on oubliera les contraintes de fonctionnement parce que tout devient simple, je veux arriver à ce que le détenu, aussi bien que les surveillants, accepte involontairement l’enfermement. »
Quant au sinistre duo Guigou-Viallet, il présentait ce programme dans un charabia commercial destiné à vendre le bâtiment autant que l’idée :
Guigou : « Dans le jugement du concours, deux critères revêtaient une importance particulière : d’une part le respect du programme fonctionnel, notamment de ses spécificités pénitentiaires, d’autre part, la qualité architecturale des projets, leur aptitude à créer un cadre de vie de quartier urbain en détention, et enfin à assurer une bonne intégration des établissements dans leur environnement. Les deux projets lauréats des groupements Autran-SAE et Architecture Studio-Quille Dalla Vera (Bouygues) marquent un progrès certain sur l’architecture des années 90, c’est-à-dire du programme des 13 000 places. Ils constituent une réponse nouvelle à un problème ancien : choisir un parti architectural qui atténue les rigueurs de la privation de liberté et facilite la mise en œuvre de la politique de réinsertion, en créant en détention les conditions d’une vie sociale de quartier urbain et d’accessibilité aux activités communes. »
Viallet : « Je suis favorable au concept de prison organisée comme une petite ville. La philosophie de la détention n’est plus celle du xixe siècle où l’on isolait l’individu dans sa cellule pour qu’il réfléchisse sur lui-même en accomplissant sa rédemption. Aujourd’hui, c’est la privation de liberté qui constitue la sanction. On doit donc faire en sorte que le détenu puisse préserver ses droits d’individu. Si l’on veut qu’à sa sortie il sache encore vivre en société, il doit garder des contacts sociaux durant sa détention. Cette typologie de petite ville permet au détenu d’être en relation avec toutes les fonctionnalités qu’il trouverait à l’extérieur pour s’éduquer, se faire soigner, travailler ou exercer une activité culturelle, religieuse ou sportive, s’il le désire. Puisque l’on retrouve en prison les fonctions inhérentes à la ville, pourquoi ne pas les organiser de façon comparable ? L’une des innovations du programme 4 000 consiste à distinguer équipements collectifs et équipements de proximité. Une partie de l’établissement s’apparente ainsi au centre-ville, avec ses équipements collectifs : salles d’enseignement spécialisé, équipements sportifs, service médical ou greffe, et chaque quartier d’hébergement dispose de salles d’enseignement, de locaux d’activités socio-éducatives et d’une salle de réunion du personnel. »
Cette comparaison entre la prison et la ville est d’autant plus effrayante qu’elle tend à se vérifier un peu plus chaque jour surtout dans les quartiers les plus pauvres : on y trouve à peu près autant d’activités socio-culturelles et de possibilités de s’insérer d’une façon ou d’une autre dans la société… Le fait de penser qu’un prisonnier est un citoyen pourvu de droits uniquement privé de liberté est, même si l’on est un adepte du droit, un mensonge cynique. En prison, il n’y a qu’un seul droit, celui du plus fort : les familles de « suicidés », les isolés, les malades, tous ceux qui subissent l’arbitraire et la violence en savent quelque chose. Cette comparaison montre juste encore une fois que dehors comme dedans, le droit est, par essence, celui du plus fort.
Derrière ce flot de mensonges au sujet des possibilités offertes aux prisoniers, une seule réalité demeure, c’est celle de la sécurité : à savoirs comment tenir enfermés des êtres humains sans risque de mutineries ou d’évasions au détriment de la santé mentale et physique :
« Le projet doit permettre la séparation des différentes populations carcérales (prévenus ou condamnés, hommes, femmes ou jeunes détenus) grâce à un système de distribution flexible facilitant l’isolation des différents secteurs à la demande, qu’il s’agisse des locaux d’hébergement ou des circulations donnant accès aux équipements collectifs. Ceux-ci doivent en effet être utilisables successivement par les différents groupes sans qu’ils ne se rencontrent. à l’intérieur des murailles, le projet s’organise comme un morceau de ville. Ses quartiers sont desservis par des rues, intérieures ou extérieures, qui peuvent être des lieux de sociabilité. Les conditions d’accès à ces différents espaces restent à la discrétion de la direction, qui peut les modifier dans un sens plus ou moins libéral. Au lieu des traditionnels couloirs obscurs desservant les cellules de part et d’autre, les circulations sont sur double hauteur avec mezzanines, éclairées latéralement par l’atrium à l’angle du bâtiment et par le pignon, ou zénithalement pour les étages supérieurs. Les postes de surveillance situés à mi-hauteur ont vue sur les deux niveaux. Le même principe de desserte a été retenu pour les équipements communs pour dilater tous les espaces collectifs. La règle étant aujourd’hui de limiter les déplacements accompagnés de prisonniers, chaque quartier d’hébergement dispose en rez-de-chaussée de quelques équipements : une petite salle de gymnastique, une salle d’activités (dont la prise des repas en quartiers ouverts) et la bibliothèque. Ils s’ouvrent sur le hall-atrium qui distribue l’ensemble des quatre niveaux et facilite la communication visuelle entre les postes de surveillance. »
Il s’agit bien d’aménager l’espace au gré des décisions de l’AP. Ce même espace qui est décrit dans le verbiage d’Autran comme un lieu possible de rencontres peut devenir une place forte empêchant tout contact. La sécurité a pour première idée que tout rassemblement non programmé est une source de désordres, c’est pour cela que l’isolement généralisé est à la base des cahiers des charges des construction. Le seul véritable problème pour l’AP est de garder isolés 200 à 300 prisonniers vivant dans un espace clos et réduit. Cette logique architecturale doit s’adapter à tous les nouveaux établissements pénitentiaires et elle sera renforcée dans les centrales à effectif réduit, les prisons de niveau 3, véritables QHS modernes conçus pour neutraliser les très longues peines et les récalcitrants.
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