LES MURS N'ONT PAS QUE DES OREILLES…( 3ème partie)
nouvelles prisons

« Oui, tout voir jusqu’à l’infamie. Si l’autre est celui qui me regarde,
qui me tient sous son regard et m’interpelle, comme l’affirme Levinas, alors le détenu,
regardable à merci sans réciprocité, réduit la visibilité d’un corps-objet, perd
tout caractère de personne, c’est-à-dire de ce qui fait l’essence de son humanité. »

Claude Lucas

En deux siècles, le pouvoir capitaliste a réussi à imposer son ordre à tout ce qui ne lui profitait pas et qu’il ne contrôlait pas et à faire de l’idée de sécurité le principe incontournable de l’élaboration de tout projet. Si cette idée semble aujourd’hui évidente, si ce fonctionnement paraît presque naturel, il aura pourtant fallu des décennies de combats, de massacres, de guerres et d’idéologues de tous genres pour qu’elle existe et pour qu’elle obtienne bon gré mal gré l’assentiment de l’ensemble de la société. Par exemple, donner une peine incompressible de trente ans ne choque quasiment personne au xxie siècle alors que pour les bourgeois législateurs de 1791 enfermer quelqu’un pendant dix ans était le châtiment le plus cruel qui soit. Autre exemple, interdire à trois personnes de discuter dans un hall d’immeuble est vécu comme un progrès social depuis le 11 septembre 2001, alors que les graveurs de plaques de rue au xvie siècle étaient obligés de travailler de nuit pour ne pas être l’objet d’attaque de la population parisienne hostile qui voyait à juste titre le début du fichage. Au xixe il avait fallu vider le centre des villes de tous les pauvres car il était destiné à d’autres usages : commerce, prestige, affaires, et à des usagers plus tranquilles et fortunés. Le peuple a été progressivement repoussé au-delà des barrières qui entouraient Paris. élu en 1849 par les campagnes françaises, Louis-Napoléon s’était engagé à rétablir l’ordre après la révolution de 1848 et avait chargé Haussmann d’en être le grand ordonnateur. Pour gagner la guerre sociale, Haussmann s’était attaqué d’emblée à la rue avec deux objectifs : policer la populace en organisant l’idéal de vie d’une classe moyenne, la bourgeoisie, et faire de Paris l’espace des affaires et du pouvoir. Pour discipliner le citadin, il a fallu calmer les esprits en créant un ensemble ordonné où l’uniforme est là pour inciter à l’ordre, définir des espaces de promenade dont l’aménagement appelle l’usage et sépare les moments d’une vie bourgeoise bien réglée. L’usage des espaces s’est défini et s’est réglementé, la vie privée s’est séparée de la vie publique. Les grands magasins gorgés de marchandises ont pu s’étaler dans un confort impudique. La ville a été désormais organisée par une hiérarchie contraignante : les volumes dessinés en relation les uns avec les autres (immeubles, rues, carrefours, jardins…). Cette conception bien bourgeoise de la ville s’oppose radicalement à la ville classique (que l’on peut encore apercevoir à Naples par exemple) dont le tissu était varié, fait de morceaux sans liens les uns avec les autres, où un palais pouvait être adossé à une mansarde, une église à un immeuble chétif : chacun pouvait construire à son idée, et les rapports de forces cohabitaient visiblement.
« Dégager les grands édifices de façon à leur donner un aspect plus agréable à l’œil et une défense plus aisée dans les jours d’émeute. Assurer la tranquillité publique par la création de grands boulevards qui laisseraient circuler non seulement l’air et la lumière, mais aussi les troupes et, par une ingénieuse combinaison, rendraient le peuple mieux portant et moins disposé à la révolte. Il s’agit d’établir des voies qui assureront des communications larges, directes et multiples entre les principaux points de la capitale et les établissements militaires destinés à les protéger. L’art, c’est le beau réalisé par l’utile. » Haussmann. à cette époque, les rapports de forces étaient plus clairs et la lutte des classes bien visible : l’architecture reposait encore essentiellement sur la construction de monuments, d’édifices dont le but était de montrer le plus ostensiblement possible le pouvoir, qu’il soit religieux ou politique. à la fin du xviiie, après les révolutions anglaise et française, quand le système marchand a imposé l’argent comme nouveau pouvoir et nouvelle forme de rapports sociaux, l’architecture est devenue fonctionnelle et s’est occupée de l’aménagement de l’espace à des fins strictements politico-économiques. Jeremy Bentham, le conceptualisateur du panoptique, ce principe architectural qui permet à celui qui surveille de tout voir sans être vu, en même temps qu’il décrivait ce principe, publiait en 1787 une Défense de l’usure, où il revendiquait la liberté totale du commerce et de l’argent. La rationalité économique de l’architecture n’était pas perçue seulement comme un moyen pratique mais comme un véritable but moral. Son panoptique a largement inspiré et inspire encore l’organisation de la production, l’architecture et le contrôle de l’espace dit « public », même si la complexité des rapports sociaux engendrés par la profusion capitaliste a amené les gestionnaires et technocrates à en adapter et en raffiner les formes, sans jamais renoncer à ce principe de contrôle absolu sur les esclaves de l’ère industrielle :
« Dans le panoptique, l’œil du maître est partout, il ne peut point y avoir de tyrannie subalterne, de vexations secrètes.

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