LES MURS N'ONT PAS QUE DES OREILLES… (2èmes partie)
nouvelles prisons

« Oui, tout voir jusqu’à l’infamie. Si l’autre est celui qui me regarde,
qui me tient sous son regard et m’interpelle, comme l’affirme Levinas, alors le détenu,
regardable à merci sans réciprocité, réduit la visibilité d’un corps-objet, perd
tout caractère de personne, c’est-à-dire de ce qui fait l’essence de son humanité. »

Claude Lucas

L’emprisonnement à l’intérieur des murs accompagne un mouvement de contrôle généralisé qui fait de plus en plus ressembler la société civile à une prison : comme pour faire accepter cette idée que pour le bien de tous il est nécessaire de séparer, de laisser chacun dans une petite cage, de contrôler l’ensemble des gestes quotidiens, la prison emprunte de plus en plus de modèles au monde dit « libre » : télévision, sport, travail… Elle le copie d’autant plus que les mêmes cerveaux depuis les mêmes bureaux d’études conçoivent aussi bien des plans de prisons modernes que ceux d’une gare TGV ou d’une université. Ils appliquent à peu de chose près la même logique, les mêmes critères, ils utilisent le même vocabulaire, obéissent aux mêmes contraintes : séparation, sécurité, contrôle. L’architecture n’est pas une façade esthétique, elle est l’un des principaux instruments de normalisation. L’architecture est formatrice d’un type de pensées, la rentabilité, la ligne droite contre la courbe. « La droite est saine à l’âme des villes… la courbe est ruineuse, difficile et dangereuse. L’homme traçant des droites témoigne qu’il s’est ressaisi, qu’il rentre dans l’ordre. » Le Corbusier, 1930. L’architecture organise, gère, uniformise. Elle formate les imaginations, les consciences. Elle fabrique des réflexes, des gestes. Elle induit des comportements. Elle régule, elle pacifie et, quand besoin est, elle contraint.

Tout ce qui se construit aujourd’hui est obligatoirement soumis à l’autorisation des pouvoirs publics. Même un architecte qui aurait des libertés d’esprit verrait ses ambitions fondre sous le poids des différents plans d’occupation des sols, qui prévoient à long terme l’urbanisme d’un quartier, d’un arrondissement, d’une ville, d’une agglomération. L’état impose pour commencer dans l’ensemble des chantiers dont il est commanditaire un cahier des charges où la sécurité est primordiale : installation systématique de caméras de surveillance, digicodes… De fait, l’urbanisme n’a plus grand-chose à voir avec l’idée que l’on pouvait se faire de l’architecture, son travail est de prévoir et d’organiser les rapports sociaux planifiés par l’État : les quartiers riches protégés contre d’hypothétiques agressions extérieures, les quartiers pauvres sécurisés pour maintenir l’ordre. L’urbanisme est l’application d’un système économique et politique : « urbaniser » la lutte des classes signifie la soumettre, la rentabiliser, la pacifier.
La conception architecturale des prisons ne déroge pas à cette logique : après avoir prévu l’individualisation et la séparation dans les constructions du début du xxe siècle (Fresnes par exemple), les 13 000 à la fin des années 80, en réponse aux mouvements de lutte carcérale de 1985-1986, ont systématisé tous les moyens sécuritaires que permettaient les nouvelles techniques et les expériences de contrôle largement éprouvées dans les usines et les villes. Le nouveau projet des 8 000 n’est pas pour le coup une réponse à des mouvements : peut-être pour la première fois l’état anticipe-t-il des débordements qui ne manqueront pas d’exister, en même temps qu’il affiche sans vergogne sa politique du tout-carcéral à l’américaine, et qu’il modernise ces prisons et les adapte aux nouvelles normes. Et pour ce faire, il utilise les mêmes méthodes pour l’intérieur que pour l’extérieur : durcissement et développement des moyens de répression et de contrôle et en même temps il cherche à s’assurer le concours du plus grand nombre possible en échange d’un peu de confort et d’hygiène. Guy Autran, se prenant sûrement pour le Machiavel des temps modernes, a pour idée directrice de ses conceptions de faire « accepter au prisonnier sa condition de détenu », un peu comme les bourgeois du début du siècle pensant vaincre les résistances prolétariennes prévoyaient d’acheter à vil prix l’assentiment de ceux qu’ils exploitaient : « Combattons les communistes en faisant d’eux des propriétaires. » L’aboutissement d’un tel projet serait à l’extérieur un monde complètement atomisé, renvoyant chacun chez soi et détruisant tous les rapports sociaux improductifs à l’économie et à l’intérieur un isolement systématisé, une généralisation des QHS et une destruction scientifique des consciences…

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