Il n’y a quasiment plus d’État en Kabylie depuis un an. Celui-ci tente de jouer le pourrissement et le chaos, espérant se faire rappeler comme garant de l’ordre par des citoyens apeurés. Mais cela ne marche pas. Une large part de la région fait bloc, bien décidée à ne plus jamais s’en laisser compter, à ne plus jamais s’arrêter. Et la vie, alors, s’auto-organise à partir de ces anciennes structures que sont les aarch. Structures qui, sous la poussée critique venue de l’intérieur du mouvement, savent quelquefois se débarrasser de certains archaïsmes : ainsi ce n’est plus le monopole des « vieilles barbes » et les jeunes y côtoient les anciens ; quant aux femmes, elles y sont de plus en plus présentes et, même si le bouleversement des mœurs que cela implique ne se fera qu’avec le temps, le processus de dépassement de cette vieille séparation est en marche.
Plus d’État, cela signifie que la population doit se prendre en charge à tous les niveaux et par exemple régler elle-même ses conflits sans en passer par l’État. Là encore, la mémoire vive de leur propre histoire a servi les Kabyles, qui il y a peu encore réglaient les conflits selon leurs usages propres. Ils ont puisé dans leurs traditions, les adaptant à la réalité du moment. Pour ce qui est de leurs ennemis, les solutions sont souvent simples, immédiates et pratiques : tel corrompu verra sa maison et ses biens brûlés, tel collaborateur ou commerçant ayant accepté de commercer avec les autorités également. Mais il est d’autres cas, non directement liés au conflit : que faire d’un voleur par exemple ? Les réponses varient suivant les lieux et les situations : l’affaire est considérée par l’assemblée du village ou du quartier en fonction du cas concret et non d’un quelconque code pénal. Il faut préciser que la situation insurrectionnelle impose des conditions particulières puisque l’État tente de faire accroire que son absence signifie l’anarchie. Les actes commis au détriment de personnes de la communauté sont alors considérés comme nuisibles à la communauté elle-même et donc au mouvement. La réponse peut alors être très dure. Il y a eu plusieurs cas de lynchage, quand certains ont été surpris à voler des gens simples. Les groupes de jeunes qui organisent l’autodéfense de leur quartier, tant contre les gendarmes que contre les pillards, punissent plus dans ces cas-là ceux qui, profitant de l’absence d’État, font le jeu de celui-ci en s’attaquant à la communauté au nom d’intérêts égoïstes. Le mouvement n’encourage évidemment pas ces pratiques spontanées et dans la plupart des cas on discutera d’abord de la sentence, au cas par cas. Quelquefois cruellement : un jeune voleur a ainsi été condamné à rester exposé toute une journée au soleil, le visage couvert de miel. Dans ces cas-là, la honte est si grande que la personne quitte souvent le village. D’autres fois, tout dépend tant de l’accusé que de l’assemblée, ce sera une simple admonestation. Jamais la prison.
La prison, le pouvoir y envoie nombre d’insurgés et ceux-ci ne cessent de se battre pour leur libération. Cela d’autant plus que ces dernières semaines le pouvoir a lancé une série d’arrestations massives, enfermant plusieurs centaines de délégués, dont beaucoup ont subi la torture. Cette exigence de libération est désormais au premier plan de toutes les manifestations, barrages de route, grèves et actions qui continuent à agiter quotidiennement la région. D’ailleurs, déjà auparavant, même avec des conditions matérielles d’emprisonnement autrement plus dures qu’en Occident, la solidarité avec les prisonniers y était autrement plus importante. C’est, encore une fois, que la communauté n’y est pas éclatée comme dans nos « non-sociétés ».
De façon plus générale, voilà une année entière qu’en Kabylie gendarmes et autorités sont mis en quarantaine par la population, et ceux qui continuent à entretenir des relations avec eux sont bannis de la société. Le ministre de la Justice Ouyahia, par exemple, a été banni par l’assemblée de son village d’origine : il n’est plus kabyle, il ne fait plus partie de la société des humains. Voilà un exemple pour l’humanité : faisons le vide autour de ces salauds, sachons nous gouverner nous-mêmes.
Le mot de la fin ira aux insurgés avec ce qui est sans doute leur cri le plus répété : « Ulac smah ulac ! » (Pas de pardon, jamais !)
Post-scriptum : cet article était à peine achevé que dans une réaction en chaîne les prisons d’Algérie explosaient. Et, si les hauts murs séparent encore physiquement insurgés du dehors et mutins du dedans, c’est désormais ensemble que, des deux côtés de ces murs, l’Algérie se révolte. (Rappelons que, durant cette même période, marches et émeutes se poursuivent quotidiennement dans de nombreuses régions, particulièrement en Kabylie. D’autre part, et tout aussi quotidiennement, barrages de route, sit-in et manifestations exigeant la libération des émeutiers sont organisés par les insurgés kabyles, particulièrement les lycéens : plusieurs milliers se sont ainsi mis en grève pour réclamer la libération de délégués qui pour certains sont leurs enseignants.)
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