Voilà plus d'une année que l'Algérie est secouée quotidiennement par des émeutes, des manifestations, des barrages de route, des grèves. Partout s'exprime une révolte commune contre la malvie, contre la hogra. La hogra, c'est tout à la fois le mépris et l'humiliation, un sentiment alimenté par une oppression de tous les jours, qui ne pouvait qu'exploser. Dans des centaines de villes et de villages, et particulièrement en Kabylie, les révoltés ont détruit tout ce qui représentait l’État : gendarmeries, palais de justice, centres des impôts, bâtiments administratifs (« 90 % des Algériens haïssent l’État », avouait récemment un ex-membre du gouvernement. Une rage qui n’a plus peur d’une répression pourtant meurtrière : il y a eu plus d’une centaine de morts et des milliers de blessés par balles parmi les insurgés. « Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts », hurlent les jeunes en Kabylie.)v
Ils ont attaqué les équipes de la télévision nationale, l’ENTV. (« Algériens, ne croyez pas le pouvoir ni la télé », « Ceux qui interviennent à la télé ne sont que les sbires du pouvoir, ils n’ont rien à voir avec nous ni avec la justice de ce pays. ») Ils ont brûlé ou saccagé les biens de certains hommes politiques, membres de l’armée ou de commerçants réputés pour leur rapacité, leur ignominie, leur brutalité : « Nous voulons mettre fin au règne de ce pouvoir, qui nous a plongés dans cette misère. Nous voulons la fin des privilèges, ceux des moudjahidin en particulier, car ils s’enrichissent sur notre dos. »
Souvent, ces mêmes émeutiers ont aussi détruit les locaux des partis politiques : « Nous ne voulons pas de politiques, c’est la révolte du peuple », « C’est l’affaire du peuple et personne ne pourra nous manipuler cette fois-ci. Nous avons appris la leçon car il y a eu des antécédents. » Y compris des partis prétendument d’opposition, par exemple le RCD et le FFS en Kabylie : « Durant toutes ces dernières années, nous leur avons fait confiance mais ils n’ont rien fait pour le peuple. Ils n’ont pas combattu la malvie et la hogra. Ils nous ont manipulés car ils se sont appuyés sur la population uniquement pour accéder au pouvoir. C’est tout ce qui les intéresse. »
Les insurgés kabyles se sont organisés en dehors des partis, puisant pour cela dans la tradition en donnant un sang neuf à ce qu’on appelle les « aarch » : des comités de village et de quartier sans hiérarchie, horizontaux, qui décident collectivement des actions à mener. Désormais, c’est un immense mouvement de désobéissance civile qui agite la Kabylie (grève des taxes et des impôts, refus d’incorporer l’armée, manifestations permanentes), et qui cherche à s’étendre à
l’Algérie entière afin d’en chasser un pouvoir haï de tous.
Celui-ci continue d’exploiter toutes les divisions possibles et en premier lieu les régionalismes, attisant par exemple le vieux contentieux entre arabophones et Kabyles, en reprenant la recette qu’avait déjà expérimentée le pouvoir colonial français. Avec malheureusement un certain succès. Cependant, des deux côtés des voix s’élèvent, des initiatives se créent pour réfuter ces manœuvres, jeter des ponts entre les communautés, et la conscience de cette nécessaire unification s’étend.
Il y aurait mille histoires à raconter. En voici quelques-unes, significatives de cette rage qu’ont les Kabyles de détruire leur « vaste prison » et de promouvoir une justice dont les garants ne seraient plus les agents de l’État mais la population elle-même.
Été 2001, Akbou, une grosse ville de basse Kabylie. Voilà des semaines qu’à la pointe de manifestations journalières, les jeunes rivalisent de courage face aux gendarmes pour venger leurs nombreux morts. La plupart des représentations de l’État sont déjà parties en fumée, à l’exception du palais de justice, mais aujourd’hui son heure est venue. Les insurgés l’envahissent et le saccagent. Un groupe de jeunes en sort, affublés de toges et autres robes de juge, et là, sur la place publique, au milieu de la foule, organise le procès à la fois parodique et très sérieux du « palais d’injustice ». Les débats ne seront pas longs – chacun a au moins un compte à régler avec cette institution haïe. Et la sentence, adoptée dans un enthousiasme unanime, est immédiatement appliquée : l’édifice est incendié. Les flammes du palais, les youyous par milliers, les chants de guerre de la foule (« Nous, les fils amazigh, on en a marre de l’injustice… »), ceux qui étaient présents n’oublieront jamais ce jour-là. Le bâtiment sera reconstruit à l’automne puis à nouveau incendié en mars 2002, en fin de non-recevoir à la démagogie politicienne d’un discours du président Bouteflika, qui prétendait avoir répondu aux exigences de la plate-forme d’El-Kseur.
Cette plate-forme non négociable, rédigée par la coordination des aarch, est un véritable programme fondé sur une immense aspiration à la liberté ; le projet politique, social et culturel d’une communauté désireuse de parler sa propre langue, de vivre selon ses usages, en bref de se gouverner elle-même et dont le premier point est logiquement le retrait des gendarmeries de Kabylie : car en effet, comment vivre libre à l’ombre des gendarmeries ?
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