SOMMAIRE
ENVOLÉE n°4 -Janvier 2002-

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-L’ISOLEMENT UN AVANT-GOÛT DE LA MORT. De Gabi Mouesca, Décembre 2001.

-Extrait de L’OUVREUR de Charles Maestracci.

-ÉDITO N°4.

-À RECULONS. Texte d'Audrey.

-Les Mureaux, Justice pour moussa.

-Violences policiÈres racistes. Texte du commité de soutien autour de la famille d’Édouard Salumu Nsumbu.

-LE COURAGE DU MATONNAT...Lettre de Sylvain du Centre de Détention de Varennes-le-Grand..

-Ma plainte contre les policiers... Classée sans suite ! Lettre de Daniel-Hedi Milan, Nice.

-TURQUIE : dernières infos (janvier 2002) du mouvement de lutte contre les prisons cellulaires.

-Action de solidarité au 427 ième jour de la lutte des prisonniers en Turquie.

-PRISONNIERS EN GRÈVE DE LA FAIM AU MAROC.

- Manu Dahan doit quitter Villepinte au plus vite.

-DOSSIER ADN
-ADN, vers un fichage généralisé.
-ADN, Extraits d’une lettre d’une militante des Grapo incarcérée à Fresnes.
-De Millau au crachat citoyen. Texte de Queques ennemis du meilleur des mondes.
-SIS...Le chiffre du controle.

-Deux petits tours et s’en vont en...guerre ! De Vittoria.

-Argentine: Un aprés-midi de chien.

-Pascal, accusé de complicité d’évasion. Lettre de Coco.

-OBJET: BAGAGES DES DÉTENUS TRANSFÉRÉS.

- OBJET : RÉCLAMATION: Lettre ouverte d’A.H. Benotman.

-Par la voix des juges, c’est la bourgeoisie qui s’exprime... Texte de Regis Schleicher.

DOSSIER ISOLEMENT
- DE LA MESURE DISCIPLINAIRE Á LA SYSTÉMATISATION.

-1900, vint la cellule.

- Des années 50 aux années 70.

- Depuis les QHS.

- Depuis 1974 jusqu’à aujourd’hui.

- Au début du troisieme millénaire.

- Depuis l’intérieur: Textes de Natalie Ménigon et de Michel Vaujour;

-LES LUTTES CONTRE L'ISOLEMENT.

-MAIS AU BOUT DU COMPTE... “(…)il y a trente ans l’apparition des QHS…

-QUI SONT CES MONSTRE QU'ON ISOLE ?

-Les matons parlent aux matons ! Extrait du livre de Daniel Koehl.

-USA: Isolement carcéral et privation sensorielle.

-AU SECOURS ! MA LIBERTÉ S’ÉTOUFFE. Texte du Résilient.

-QI DE FRESNES : C’EST GRAVE DOCTEUR ?

ALLEZ AZNAR MONTRE-NOUS TES FIES. Historique de la politique d’isolement carcerale espagnole et de la lutte des prisonniers.

-Espagne: LA COPEL.

-Espagne: PETITE CHRONIQUE D’ACTIONS DANS LA RUE CONTRE LA PRISON.

-Espagne: LUTTES À L’INTÉRIEUR DES FIES.

-Espagne: POUR UN MONDE SANS PRISON. Lettre de Paco Ortiz Jimenez .

-Espagne: CHERS COMPAGNONS... “Nous sommes six compagnons enfermés dans le couloir de la mort (département Fies 1-CD) de la prison d’extermination qu’est Villanueva…

UNE BIBLIOTHEQUE VA SE CRÉER À MADRID...

-RAPPORT DISCIPLINAIRE: LA CRAPULE DU MOIS : GUY AUTRAN. “Architecte des prisons aux “systèmes de sécurité maximale"

-HAINE AMI PUBLIC N°1. Par Abd-El-Hafed Benotman.

-DÉBAT NATIONAL SUR LES RISQUES INDUSTRIELS OU DÉBAT PLANÉTAIRE SUR LA SÉCURITÉ DE TOUTES LES POPULATIONS ? Par des habitants de Toulouse.

-MORTELLEMENT LIBÉRABLE. Horst Fantazzini, 62 ans, meurt à la prison Dozza de Bologne d’une rupture d’anévrisme....

-FEUX D'ARTIFICE...
-BALLADE NOCTURNE À LOOS LES LILLE.

-FEUX FOLLETS SUR LA ROUTE NAPOLÉON.

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Mais au bout du compte

Force est de constater qu’il y a trente ans l’apparition des QHS avait provoqué de multiples mouvements tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des prisons. Le fait même d’enfermer des hommes et des femmes dans des boîtes de béton pendant des mois, des années a suscité des débats houleux, de nombreuses prises de position d’intellectuels. Aujourd’hui l’isolement se généralise sans se heurter à aucune résistance ou si peu. Autrement dit, comment ne pas s’interroger sur le fait qu’une même conception, celle du régime cellulaire (origine de l’idée de l’isolement), soit considérée aujourd’hui ici en France comme un progrès et en Turquie comme une condition inacceptable contre laquelle des prisonniers sont prêts à mourir : ils préfèrent les dortoirs dans lesquels on peut réfléchir, conspirer, résister à plusieurs à la solitude devenue par chez nous synonyme de liberté et de tranquillité.
De la même façon, jusqu’à une période encore proche, à chaque fois que l’État avait pour projet de casser des communautés quelles qu’elles soient, quartiers urbains, secteurs d’activité, régions, pour des raisons soit politiques (contrôle de toutes les organisations, des mouvements), soit économiques (impératifs de rentabilité et de productivité), même s’il sortait généralement vainqueur de ces bras de fer, cela donnait toujours lieu à des résistances. Cette volonté de briser les liens qui construisent les êtres en marge du contrôle social était perçue comme une perte d’identité collective, comme l’effacement méthodique d’une conscience de classes rendant de plus en plus flous les rapports de forces pourtant bien concrets. Sous couvert d’assainir un quartier, ce qui se résume à repeindre et à faire quelques travaux superficiels, les grands projets de réhabilitation n’ont servi qu’à éloigner toujours plus en périphérie les populations les plus pauvres en doublant les loyers. Ils suppriment ainsi les ingrédients traditionnels d’une vie de quartier.
Pour avoir parlé avec elles, la principale préoccupation des ouvrières de l’usine Moulinex à Caen n’était pas d’obtenir une prime de licenciement mais bien de conserver un emploi stable pour ne pas se retrouver isolées chacune chez elle avec comme seule perspective le ménage et les courses. Mais la fermeture de nombreuses entreprises, comme la destruction entière de quartiers, ne suscite plus la colère, loin s’en faut, ni la détermination dont avaient fait preuve par exemple, les sidérurgistes lorrains il y a seulement vingt ans.
En une trentaine d’années le système capitaliste a fini d’envahir l’ensemble de la planète, essayant de régenter tout ce qui était susceptible d’être rentable, n’hésitant pas à éliminer tout ce qui gênait sa progression. Le pouvoir économique est concentré dans de moins en moins de mains : quelques tristes personnages monopolisent non seulement des secteurs entiers mais contrôlent en même temps des domaines sans rapport les uns avec les autres : Messier et Vivendi sont à la tête à la fois de la distribution de disques, de la production télévisée, de la distribution de l’eau, de la construction de prisons, etc.
L’État a réussi à faire accepter aux syndicats, aux partis politiques, aux associations l'inéluctabilité de l'économie de marché et à leur donner comme fonction de contenir les luttes dans des domaines défensifs, pour l'octroi de quelques miettes comme les primes de licenciement, les indemnités de chômage, le RMI. L'individu, coincé entre le chantage de la crise et l'absence de perspective de refus collectifs, se renferme toujours plus sur lui-même, considérant que ce qu'il possède est la dernière chose qu'il lui reste à protéger.
De plus, ces forteresses économiques ne connaissent pas de frontières, et dans ces conditions les particuliers ne pèsent pas lourd dans la balance et sont facilement étouffés par un sentiment d’impuissance, d’autant plus que ces grandes puissances économiques s’appuient généralement sur des pouvoirs politiques locaux à leur solde. Des compagnies comme Elf au Gabon ou Total aux Philippines ont placé aux plus hauts postes des pays des dictateurs dont ils se servent à leur guise. Ils font et défont des régimes pour leur seul profit et lorsqu’ils n’y parviennent pas ils les éliminent comme ce fut le cas de Noriega ou de Ben Laden, de Massoud ou d’Allende. Pour assurer le développement de leurs compagnies, ils perpétuent des pratiques coloniales en détruisant non seulement des régions entières mais en déplaçant aussi des populations quand ils ne les stérilisent pas. Pour gagner plus d'argent, ils anéantissent des siècles d'histoire, de cultures, de pensées, des civilisations incapables de s'adapter aux règles inhumaines de l'économie. De façon uniforme, les monopoles dépossèdent les collectivités locales, les communautés, les familles de leur autonomie et de leur savoir-faire, aussi bien dans le Massif central qu'en Amérique latine. Par exemple, les firmes chimico-alimentaires transforment des millions d'agriculteurs en esclaves en leur imposant les conditions d'achat, de culture et de vente des organismes génétiquement modifiés.
L'opposition devenue classique à ces grands monopoles propose généralement un État plus fort qui serait l'unique solution pour réguler la soif toujours inassouvie des trusts économiques, comme si l'État n'était pas le rouage de cette économie. La chute des empires dits communistes a fini de faire passer aux oubliettes des expériences d'organisation économique et politique d'un autre genre, dont le but était justement de se passer de l'État. La république des Conseils de Bavière en 1919 ou les premiers soviets en 1917, les communautés anarchistes aragonaises en 1936, plus récemment les conseils de village au Chiapas ou en Kabylie proposaient des formes de vie qui repoussent l'idée de propriété : la terre n'appartient ni à un État ni à un individu, « Tout pour tous, rien pour nous ». L'histoire officielle a délibérément effacé de la mémoire ces périodes, confondant communauté et collectivisme pour ne présenter que deux versions d'un même schéma étatique et capitaliste, le modèle libéral prônant l'individualisme et le modèle dit communiste prônant la collectivisation, créant une nouvelle classe de riches bureaucrates. Cette confusion a permis de faire croire que toute expérience collective est forcément néfaste et vouée à l'échec.
L'argent est devenu ainsi le seul lien imaginé pour maintenir et développer ce que l’on
appelle à tort une société : l’argent est le rapport social par excellence. Il n’est pas seulement dans les billets de banque ou dans les biens matériels, il est inscrit dans presque tous les gestes les plus élémentaires, même lorsqu’il n’est pas immédiatement apparent ; la notion de don est rarement séparée de celle de l’échange, le partage est toujours envisagé de façon arithmétique, la propriété comme une valeur inaliénable.
Cette conception des rapports sociaux vus au travers du trio liberté = propriété = sécurité ne peut développer que toujours plus d’isolement et son corollaire, l’égoïsme. Comment pourrait-on plaindre dans ces conditions des prisonniers qu’on isole les uns des autres quand on est persuadé que cet isolement est une protection qui assure la tranquillité de chacun… ?
Les formes communes de refus d’accepter tout ce qui est imposé par le diktat de la rentabilité prennent du coup des formes bien particulières, empreintes de résignation, de peur et de la certitude que l’on est obligé de composer, de s’adapter à ce qui formate les vies, comme s’il n’ y avait plus d’autres solutions. Il faut dire que le dieu argent prend soin de fabriquer l’histoire à son image, fabriquant tous les mensonges nécessaires, effaçant de la mémoire ce qui pourrait mettre en doute sa suprématie monolithique. La télévision diffuse et véhicule une pensée unique et, lorsqu’elle semble révéler des événements qui semblent scandaleux, c’est pour mieux asseoir son pouvoir : le flot continu d’informations, le fait que le nouveau chasse à grande
vitesse ce qui le précède permet de tout dire à la fois, même une chose et son contraire. Le but est d’empêcher que des prises de conscience puissent s’élaborer hors du giron dictatorial : c’est le règne de l’opinion, de l’avis contre celui de l’idée. On pourrait attribuer cette carence de réflexion à l’image et à son caractère immédiat, mais la presse écrite participe au même processus : les journaux sont quasiment tous identiques et vendent des données brutes sans recul, sans lien avec un contexte historique, c’est le règne du fait divers. Certainement aucun périodique n’ouvrirait ses colonnes aujourd’hui à un Albert Londres, un Gaston Leroux ou un Gustave Hervé. Cette absence volontaire de conscience du passé fait que l’on pense que ce qui existe a toujours existé et existera toujours.
Et ce qui existe pour le moment, c’est d’abord ce sentiment de peur, peur de perdre le peu que l’on a, peur que l’autre le prenne, peur de se confronter, peur d’avoir à se remettre en question, peur du changement, peur de l’avenir, peur de la différence, peur d’avoir peur. Cette peur, véhiculée par des discours sécuritaires récurrents, fabrique des êtres infantiles qui, comme saisis dans un cercle vicieux, ont besoin de médiateurs pour résoudre le moindre de leurs problèmes. Un rhume, le docteur. Une séparation, un avocat. Un voisin gênant, la police. Un pneu crevé, un garagiste. Un souci existentiel, un psychologue. Une question collective, un politicien : un spécialiste pour chaque question. Comment des individus qui ne parviennent pas à résoudre par eux-mêmes des questions même simples peuvent imaginer d’avoir à penser aux problèmes des autres, fussent-ils des problèmes collectifs, en dehors des cadres prévus à cet effet ?
Quand les individus ne sont pas atomisés et hypnotisés par leur poste de télévision et qu’ils ont envie de prendre en main leur existence, ils sont généralement happés par des structures prévues pour ça : partis, syndicats, associations contrôlées et subventionnées type ONG, des organismes directement affiliés à l’État. Ce prétendu droit de parole n’a pas comme ambition de créer un rapport de forces capable de transformer un état des choses, mais de dialoguer, de construire, « tous ensemble », dans un « élan citoyen », un « terrain d’entente » capable de faire coexister des antagonismes en les gommant : chercher comment le patron et l’ouvrier peuvent s’entendre, comment le flic et le jeune chômeur peuvent dialoguer, un maton et un prisonnier se respecter, c’est là le travail des nouveaux penseurs qui s’occupent de médiations sociales, à mi-chemin du flic et du curé. « Ne dérangeons pas le monde, assurons le changement dans la continuité. »
Alors que refuser l’isolement et l’atomisation grandissante, c’est en finir avec la conception marchande et bourgeoise de la liberté qui considère chacun comme l’ennemi potentiel de l’autre, qui propose la propriété privée comme idéal et la famille comme unique bonheur. C’est se débarrasser de la certitude que, tout seul, la vie est plus facile et que l’on pourrait s’en sortir individuellement, c’est ne plus déléguer ses paroles et ses actes, c’est reconnaître nos ennemis là où ils sont, c’est se donner les moyens de penser et de fabriquer des rapports de forces partout où cela est nécessaire, c’est comprendre que l’on appartient à une histoire et que cette histoire nous appartient. Ces propos peuvent paraître évidents, pourtant nous en sommes là, à essayer de reprendre ce que les pouvoirs ont grignoté lentement mais sûrement sur nos existences : pour cela il faut être prêt à prendre au moins le risque de ne plus avoir peur de la peur.