Force est de constater
quil y a trente ans lapparition des QHS avait provoqué
de multiples mouvements tant à lintérieur quà
lextérieur des prisons. Le fait même denfermer
des hommes et des femmes dans des boîtes de béton pendant
des mois, des années a suscité des débats houleux,
de nombreuses prises de position dintellectuels. Aujourdhui
lisolement se généralise sans se heurter à
aucune résistance ou si peu. Autrement dit, comment ne pas sinterroger
sur le fait quune même conception, celle du régime
cellulaire (origine de lidée de lisolement), soit considérée
aujourdhui ici en France comme un progrès et en Turquie comme
une condition inacceptable contre laquelle des prisonniers sont prêts
à mourir : ils préfèrent les dortoirs dans lesquels
on peut réfléchir, conspirer, résister à plusieurs
à la solitude devenue par chez nous synonyme de liberté
et de tranquillité.
De la même façon, jusquà une période
encore proche, à chaque fois que lÉtat avait pour
projet de casser des communautés quelles quelles soient,
quartiers urbains, secteurs dactivité, régions, pour
des raisons soit politiques (contrôle de toutes les organisations,
des mouvements), soit économiques (impératifs de rentabilité
et de productivité), même sil sortait généralement
vainqueur de ces bras de fer, cela donnait toujours lieu à des
résistances. Cette volonté de briser les liens qui construisent
les êtres en marge du contrôle social était perçue
comme une perte didentité collective, comme leffacement
méthodique dune conscience de classes rendant de plus en
plus flous les rapports de forces pourtant bien concrets. Sous couvert
dassainir un quartier, ce qui se résume à repeindre
et à faire quelques travaux superficiels, les grands projets de
réhabilitation nont servi quà éloigner
toujours plus en périphérie les populations les plus pauvres
en doublant les loyers. Ils suppriment ainsi les ingrédients traditionnels
dune vie de quartier.
Pour avoir parlé avec elles, la principale préoccupation
des ouvrières de lusine Moulinex à Caen nétait
pas dobtenir une prime de licenciement mais bien de conserver un
emploi stable pour ne pas se retrouver isolées chacune chez elle
avec comme seule perspective le ménage et les courses. Mais la
fermeture de nombreuses entreprises, comme la destruction entière
de quartiers, ne suscite plus la colère, loin sen faut, ni
la détermination dont avaient fait preuve par exemple, les sidérurgistes
lorrains il y a seulement vingt ans.
En une trentaine dannées le système capitaliste a
fini denvahir lensemble de la planète, essayant de
régenter tout ce qui était susceptible dêtre
rentable, nhésitant pas à éliminer tout ce
qui gênait sa progression. Le pouvoir économique est concentré
dans de moins en moins de mains : quelques tristes personnages monopolisent
non seulement des secteurs entiers mais contrôlent en même
temps des domaines sans rapport les uns avec les autres : Messier et Vivendi
sont à la tête à la fois de la distribution de disques,
de la production télévisée, de la distribution de
leau, de la construction de prisons, etc.
LÉtat a réussi à faire accepter aux syndicats,
aux partis politiques, aux associations l'inéluctabilité
de l'économie de marché et à leur donner comme fonction
de contenir les luttes dans des domaines défensifs, pour l'octroi
de quelques miettes comme les primes de licenciement, les indemnités
de chômage, le RMI. L'individu, coincé entre le chantage
de la crise et l'absence de perspective de refus collectifs, se renferme
toujours plus sur lui-même, considérant que ce qu'il possède
est la dernière chose qu'il lui reste à protéger.
De plus, ces forteresses économiques ne connaissent pas de frontières,
et dans ces conditions les particuliers ne pèsent pas lourd dans
la balance et sont facilement étouffés par un sentiment
dimpuissance, dautant plus que ces grandes puissances économiques
sappuient généralement sur des pouvoirs politiques
locaux à leur solde. Des compagnies comme Elf au Gabon ou Total
aux Philippines ont placé aux plus hauts postes des pays des dictateurs
dont ils se servent à leur guise. Ils font et défont des
régimes pour leur seul profit et lorsquils ny parviennent
pas ils les éliminent comme ce fut le cas de Noriega ou de Ben
Laden, de Massoud ou dAllende. Pour assurer le développement
de leurs compagnies, ils perpétuent des pratiques coloniales en
détruisant non seulement des régions entières mais
en déplaçant aussi des populations quand ils ne les stérilisent
pas. Pour gagner plus d'argent, ils anéantissent des siècles
d'histoire, de cultures, de pensées, des civilisations incapables
de s'adapter aux règles inhumaines de l'économie. De façon
uniforme, les monopoles dépossèdent les collectivités
locales, les communautés, les familles de leur autonomie et de
leur savoir-faire, aussi bien dans le Massif central qu'en Amérique
latine. Par exemple, les firmes chimico-alimentaires transforment des
millions d'agriculteurs en esclaves en leur imposant les conditions d'achat,
de culture et de vente des organismes génétiquement modifiés.
L'opposition devenue classique à ces grands monopoles propose généralement
un État plus fort qui serait l'unique solution pour réguler
la soif toujours inassouvie des trusts économiques, comme si l'État
n'était pas le rouage de cette économie. La chute des empires
dits communistes a fini de faire passer aux oubliettes des expériences
d'organisation économique et politique d'un autre genre, dont le
but était justement de se passer de l'État. La république
des Conseils de Bavière en 1919 ou les premiers soviets en 1917,
les communautés anarchistes aragonaises en 1936, plus récemment
les conseils de village au Chiapas ou en Kabylie proposaient des formes
de vie qui repoussent l'idée de propriété : la terre
n'appartient ni à un État ni à un individu, «
Tout pour tous, rien pour nous ». L'histoire officielle a délibérément
effacé de la mémoire ces périodes, confondant communauté
et collectivisme pour ne présenter que deux versions d'un même
schéma étatique et capitaliste, le modèle libéral
prônant l'individualisme et le modèle dit communiste prônant
la collectivisation, créant une nouvelle classe de riches bureaucrates.
Cette confusion a permis de faire croire que toute expérience collective
est forcément néfaste et vouée à l'échec.
L'argent est devenu ainsi le seul lien imaginé pour maintenir et
développer ce que lon
appelle à tort une société : largent est le
rapport social par excellence. Il nest pas seulement dans les billets
de banque ou dans les biens matériels, il est inscrit dans presque
tous les gestes les plus élémentaires, même lorsquil
nest pas immédiatement apparent ; la notion de don est rarement
séparée de celle de léchange, le partage est
toujours envisagé de façon arithmétique, la propriété
comme une valeur inaliénable.
Cette conception des rapports sociaux vus au travers du trio liberté
= propriété = sécurité ne peut développer
que toujours plus disolement et son corollaire, légoïsme.
Comment pourrait-on plaindre dans ces conditions des prisonniers quon
isole les uns des autres quand on est persuadé que cet isolement
est une protection qui assure la tranquillité de chacun
?
Les formes communes de refus daccepter tout ce qui est imposé
par le diktat de la rentabilité prennent du coup des formes bien
particulières, empreintes de résignation, de peur et de
la certitude que lon est obligé de composer, de sadapter
à ce qui formate les vies, comme sil n y avait plus
dautres solutions. Il faut dire que le dieu argent prend soin de
fabriquer lhistoire à son image, fabriquant tous les mensonges
nécessaires, effaçant de la mémoire ce qui pourrait
mettre en doute sa suprématie monolithique. La télévision
diffuse et véhicule une pensée unique et, lorsquelle
semble révéler des événements qui semblent
scandaleux, cest pour mieux asseoir son pouvoir : le flot continu
dinformations, le fait que le nouveau chasse à grande
vitesse ce qui le précède permet de tout dire à la
fois, même une chose et son contraire. Le but est dempêcher
que des prises de conscience puissent sélaborer hors du giron
dictatorial : cest le règne de lopinion, de lavis
contre celui de lidée. On pourrait attribuer cette carence
de réflexion à limage et à son caractère
immédiat, mais la presse écrite participe au même
processus : les journaux sont quasiment tous identiques et vendent des
données brutes sans recul, sans lien avec un contexte historique,
cest le règne du fait divers. Certainement aucun périodique
nouvrirait ses colonnes aujourdhui à un Albert Londres,
un Gaston Leroux ou un Gustave Hervé. Cette absence volontaire
de conscience du passé fait que lon pense que ce qui existe
a toujours existé et existera toujours.
Et ce qui existe pour le moment, cest dabord ce sentiment
de peur, peur de perdre le peu que lon a, peur que lautre
le prenne, peur de se confronter, peur davoir à se remettre
en question, peur du changement, peur de lavenir, peur de la différence,
peur davoir peur. Cette peur, véhiculée par des discours
sécuritaires récurrents, fabrique des êtres infantiles
qui, comme saisis dans un cercle vicieux, ont besoin de médiateurs
pour résoudre le moindre de leurs problèmes. Un rhume, le
docteur. Une séparation, un avocat. Un voisin gênant, la
police. Un pneu crevé, un garagiste. Un souci existentiel, un psychologue.
Une question collective, un politicien : un spécialiste pour chaque
question. Comment des individus qui ne parviennent pas à résoudre
par eux-mêmes des questions même simples peuvent imaginer
davoir à penser aux problèmes des autres, fussent-ils
des problèmes collectifs, en dehors des cadres prévus à
cet effet ?
Quand les individus ne sont pas atomisés et hypnotisés par
leur poste de télévision et quils ont envie de prendre
en main leur existence, ils sont généralement happés
par des structures prévues pour ça : partis, syndicats,
associations contrôlées et subventionnées type ONG,
des organismes directement affiliés à lÉtat.
Ce prétendu droit de parole na pas comme ambition de créer
un rapport de forces capable de transformer un état des choses,
mais de dialoguer, de construire, « tous ensemble », dans
un « élan citoyen », un « terrain dentente
» capable de faire coexister des antagonismes en les gommant : chercher
comment le patron et louvrier peuvent sentendre, comment le
flic et le jeune chômeur peuvent dialoguer, un maton et un prisonnier
se respecter, cest là le travail des nouveaux penseurs qui
soccupent de médiations sociales, à mi-chemin du flic
et du curé. « Ne dérangeons pas le monde, assurons
le changement dans la continuité. »
Alors que refuser lisolement et latomisation grandissante,
cest en finir avec la conception marchande et bourgeoise de la liberté
qui considère chacun comme lennemi potentiel de lautre,
qui propose la propriété privée comme idéal
et la famille comme unique bonheur. Cest se débarrasser de
la certitude que, tout seul, la vie est plus facile et que lon pourrait
sen sortir individuellement, cest ne plus déléguer
ses paroles et ses actes, cest reconnaître nos ennemis là
où ils sont, cest se donner les moyens de penser et de fabriquer
des rapports de forces partout où cela est nécessaire, cest
comprendre que lon appartient à une histoire et que cette
histoire nous appartient. Ces propos peuvent paraître évidents,
pourtant nous en sommes là, à essayer de reprendre ce que
les pouvoirs ont grignoté lentement mais sûrement sur nos
existences : pour cela il faut être prêt à prendre
au moins le risque de ne plus avoir peur de la peur.
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