En un siècle, lisolement
est passé du statut de mesure disciplinaire à celui dune
nouvelle logique, architecturale, administrative, judiciaire, politique,
de lenfermement. Dabord des prisons-dortoirs, puis, sur le
modèle américain, des prisons cellulaires, puis un QHS,
puis quinze QHS, puis un quartier par prison, puis les quartiers disolement
et enfin les nouvelles prisons conçues sur le modèle de
lisolement
Isoler toujours plus, empêcher tous les contacts,
toutes les volontés de fabriquer de la socialité dans un
monde fondamentalement asocial, essayer de briser toutes les complicités
qui par leur existence même mettent en péril le pouvoir autoritaire
et coercitif de lAdministration pénitentiaire.
La construction des 13 000 places dans les années 90 répondait
déjà à ce critère, joignant lefficacité
de lisolement et la rentabilité de la mainmise du secteur
privé. Les conceptions les plus récentes de lunivers
carcéral, les tout derniers projets de construction des prisons
françaises de lan 2000, promis par le duo Guigou-Viallet
et déjà largement relayées par Lebranchu, répondent
à un seul critère : celui de la sécurité.
Le lauréat du concours darchitecture sappelle Guy Autran.
Il est celui qui a le mieux développé, imaginé et
adopté, de lavis des hautes autorités judiciaires
et pénitentiaires, les contraintes propres au milieu carcéral.
Contrairement à dautres postulants qui avaient manifesté
des velléités de modifier quelques détails dans les
impératifs de rigueur, il sest totalement plié au
cahier des charges : « Dès quon a une idée,
il y a un élément qui dit non, la sécurité
prime sur tout, elle est obligatoire, nécessaire. » Et question
sécurité, il sy connaît : il avait déjà
conçu en 1998 pour le centre de Villenauxe-la-Grande une clôture
entièrement recouverte de rouleaux de concertinas, barbelés
perfectionnés aux lames dacier aussi tranchantes que des
lames de rasoir. Lidée est de concevoir dautres barrières
de toutes sortes pour rendre lointain sinon invisible le mur qui sépare
le dehors du dedans. « Notre but nest pas de tirer sur des
gens qui cherchent à sévader, mais déviter
quils natteignent lenceinte extérieure. »
(M. Viallet). Autran rêve tout haut dune prison où
il pourrait « amener le détenu à accepter sa condition
sans révolte » : «Jespère quon oubliera
les contraintes de fonctionnement parce que tout devient simple, je veux
arriver à ce que le détenu, aussi bien que le surveillant,
accepte involontairement lenfermement. »
La sécurité repose sur trois principes : réduction
des circulations et limitation des déplacements, création
de petites unités de détention indépendantes les
unes des autres, autosurveillance. La distance maximale entre deux postes
de surveillance est de 50 mètres, « une distance tellement
courte que tout ce qui sy passera est prévu. Avec les portes
à serrures électriques, le détenu peut sy déplacer
sans quil soit besoin de laccompagner ». Chaque surveillant
est toujours en vue dun autre, cest ce que Autran appelle
lautocontrôle, expliquant qu« être toujours
sous le regard dun collègue est rassurant » : une dizaine
de matons suffiraient ainsi à assurer la sécurité
nocturne dune taule de 600 détenus ; comme ce constructeur
du malheur a compris que le danger venait des rencontres et des déplacements,
il a prévu des « unités dhébergement
» bien séparées les unes des autres, dans lesquelles
il sera plus facile de répartir et contrôler les prisonniers.
Pour le reste cest un grillage de 4 mètres de haut, puis
un second de 6 et enfin un mur denceinte dautant. Et une protection
périmétrique faite de deux miradors, de radars hyperfréquence,
de câbles détecteurs de choc au sol, dune batterie
de caméras de surveillance et des filins en acier ou en Kevlar
au-dessus des terrains de sport et des cours de promenade.
Les prisonniers risquent de payer fort cher loctroi dune douche
par cellule : le corps sera propre mais lesprit toujours plus solitaire.
Voici un témoignage très récent venant dune
des prisons modèles de ces nouvelles constructions :
« À Neuvic-sur-Isle, près de Périgueux, le
centre de détention est conçu comme un vaste laboratoire
de contrôle. Tu te déplaces avec une carte magnétique
avec ta photo. Tu es programmé pour passer à tel endroit
à telle heure. Bien évidemment le fait que la porte de la
cellule demeure ouverte ne change rien à ta condition puisque tu
ne peux pas bouger. Tu as limpression de vivre dans un film de science-fiction
comme un rat qui peut aller dans certaines cases dun labyrinthe
et pas dans dautres. Tu as du mal à réagir, comment
pousser ton cri de révolte contre des murs blancs et des caméras.
Tu vis dans un isolement presque clinique. La présence impressionnante
des barbelés ma souvent fait penser à un camp de concentration.
On peut être seul avec Canal+ dans la cellule ou à deux.
Il faut rompre la solitude entre détenus. À la différence
de la maison darrêt, ici les liens entre prisonniers sont
quasi inexistants ; comme dehors, on assiste à une atomisation
de lindividu. Et puis, cest facile à réprimer
quand les gens sont isolés et vivent leur détention comme
une démerde. »
Ces nouvelles prisons seront, de la bouche de Lebranchu elle-même,
séparées en trois niveaux, correspondant au niveau de «
dangerosité » des prisonniers. Les prisons de niveau 3 seront
de véritables QHS avec des effectifs limités à des
bâtiments de 45 places, laccompagnement systématique
des mouvements et linterdiction de regroupement de plus de quinze
détenus sur le terrain de sport ou la cour de promenade et de plus
de cinq personnes pour les autres activités, avec aussi un fort
taux dencadrement (150 personnels toutes catégories confondues
par établissement) et des dispositifs de sécurité
interne et périphérique renforcés. Lhistoire
ici ne se mord pas la queue, elle évolue vers plus de tortures,
vers plus denfermement, vers moins de possibilités de sortie,
légales ou illégales. La prison naura jamais ressemblé
autant à la prison
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