Nathalie Ménigon, Fleury, 1988 :
« En fait, nous sommes tout simplement dans une oubliette moderne.
Vous nous trouvez dans un vide qui, imperturbablement, sinfiltre
en nous. Cest cela lisolement total, une simple et dévastatrice
normalisation du néant.
Progressivement, lêtre social que tu es disparaît et
tu découvres la différence fondamentale entre solitaire
et seule. Vampirisée par le vide de la communication, mon moi sécoule
de jour en jour. Tu luttes contre lérosion psychologique
qui pointe en te plongeant dans les livres, dans lécoute
des radios. Tu tobliges à écrire ces mots signifiants
dans leur insignifiance que la bouche ordinairement déverse. Tu
cherches en vain un visage, une oreille, une voix amie qui te regarde,
técoute et tenvoie un souffle de paroles. Mais tu te
retrouves stupide face à ton reflet et au miroir, tu parles sans
jamais, bien sûr, recevoir de réponse à ton verbe.
Il est des nuits, des matins, des jours, se dit-on. Non ! Ces points de
repères temporels se sont rejoints en une unité qui les
absorbe et les dissout. Cest cela lisolement. Ils veulent
te faire renier ton identité en te forçant à accepter
une survie animale, à adapter ton comportement à la simple
nécessité du manger et du dormir. Mais dans le vide, le
rythme des repas sélargit en instants mouvants sur lesquels
un équilibre chronologique ne peut même plus se faire. Tu
« vis » le jour ou la nuit sans vraiment les distinguer lun
de lautre. Tu perds le temps, tu perds lenvie et finalement
tu te perds toi-même. Cest cela lisolement total, lextermination
de ton comportement social, humain et de ton être interne, visant
à la division du corps et de lesprit par la mort de ton unité
réflexive, de ton identité. »
Michel Vaujour, juillet 1989 :
« Il y a ce poids énorme des jours à passer, vides,
idiots, nallant que vers un jour semblable
Il y a que tu ne
peux plus réfléchir, tout sembrouille. Tout devient
confus dans ta tête, tu as limpression davoir le cerveau
engourdi. Alors tu restes le regard dans le vide, à chercher
à quoi tu voulais réfléchir
cest vide
dans ta tête. Un travail intellectuel quelconque quautrefois
tu aurais mené en deux ou trois heures, il te faut des jours et
des jours désormais, quand cest encore possible, quand un
reste de lucidité ten dit encore la nécessité.
Et puis tu vois, tu ressens, tu réalises encore ta lente dégradation
tant psychique quintellectuelle ou que physique et ça te
rend, par excès, fou de rage glacée.
Aujourd'hui je déconnecte de plus en plus, et de manière
de plus en plus fréquente ; parfois des états bizarres me
prennent à moi-même durant plusieurs jours. Je puis aller
très bien à 1 h de laprès-midi, et à
1 h 30 être passé au plus noir sans raison particulière
à ce changement. Je passe de phases euphoriques à des phase
sinistres
délirantes, sans guère de cesse, sans arrêt, sans
arrêt
Fraternité à ceux qui refusent. »
Richard, Les Baumettes, 1990 :
« Cela va donc faire bientôt deux ans que je suis au QI dans
lisolement le plus total. (Jai tout de même une fois
par mois environ la visite de laumônier et de mon frère
ou dun ami qui habitent Paris.) Vous devez savoir déjà
quelques conséquences physiques et psychologiques sont dues à
lisolement, notamment la perte délocution.
Larchitecture est pour ma part un problème capital, peut-être
lélément essentiel de déshumanisation. Mon
point de vue est peut-être inhabituel pour un détenu du fait
de la profession que javais, celle de berger. Mais si notre dimension
humaine se caractérise par nos relations sociales entre individus,
elle se caractérise tout autant par nos rapports aux autres êtres
vivants, les plantes et les animaux, par rapport à notre environnement
naturel, le sol, lespace, le paysage, le climat. La plupart, ne
connaissant que la situation citadine, nont
pas conscience de cette réalité (aliénation urbaine
?) et cest très dommageable.
Lancien QI des Baumettes est vétuste, au rez-de-chaussée
sans la moindre vue, où la puanteur se disputait à la pénombre.
Un détail important, je ne sais pas si la législation en
parle, léclairage est un facteur psychologique important
dans la dépression (40 watts sont très insuffisants, 70-100
watts sont convenables). Mais, malgré tout cet ancien QI, avec
sa vétusté, gardait un caractère humanisant : quelques
herbes poussées dans le béton des cours et surtout lamitié
de quelques chats. Je vous en supplie, croyez-moi, ça na
rien de dérisoire même si cest difficile à imaginer
dordinaire.
Le nouveau QI est au 5è étage dun bâtiment neuf.
Les cellules sont très confortables, claires, un WC fermé,
un certain effort de design, une fenêtre belle et large, orthogonale
souvrant comme des ailes de papillon. Les vues depuis ces fenêtres,
bien quinégales, sont très appréciables (est-ce
un hasard ou volontaire ?). Par contre, ici, pas la moindre présence
ou trace de vie ! Les minuscules cours de promenade sur le toit sont impossibles.
Des petites boîtes de béton dans le plus pur style blockhaus,
même les murs en hauteur se referment vers lintérieur
! Cest tellement oppressant et déprimant que je ny
vais plus (je reste donc en permanence dans la cellule 24 heures sur 24)
et je ne suis pas le seul dans ce cas. Les responsables de cette architecture
sont des dingues : un environnement aussi morbide et mortifère
ne peut quencourager la criminalité en faisant perdre à
quiconque toute notion dhumanité. (Même Nelson Mandela
dans la prison moderne du Cap pouvait cultiver sur le toit quelques plants
de tomates ou de fraisiers en pots
)
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