La systématisation
de lisolement, depuis les QHS jusquaux nouvelles prisons,
est le meilleur moyen quait imaginé lÉtat pour
prévenir, contenir, réprimer toute révolte ou toute
idée de révolte, fût-elle solitaire ou collective,
violente ou plus simplement revendicatrice. Tous les mouvements de lintérieur
ont toujours exigé labolition de lisolement : les prisonniers
sont bien placés pour savoir que loin dêtre seulement
un régime spécial de la détention, cest le
fondement même du système carcéral qui est en jeu
et que la généralisation du principe de lisolement
rend toujours plus difficiles lexistence et lorganisation
de résistances collectives.
Dans les années 70, les mouvements de contestation à lintérieur
des prisons nenvisageaient pas leurs revendications comme séparées
des questions sociales, économiques et politiques de cette société
: les textes du CAP (Comité daction des prisonniers) décrivent
clairement les prisonniers comme issus du prolétariat dont la marginalité
est la mise en question radicale du travail salarié. Lorsquils
apostrophent les juges, les flics ou les matons, ils le font en termes
dennemis de classe : « À partir de la conscience quil
a de lexploitation dont il est lobjet, louvrier na
que trois solutions : ou bien il se soumet, ou bien il se met dans un
syndicat et un parti politique de gauche, ou bien il se révolte
en volant. Il ne mappartient pas de dire ici lequel des trois a
raison. Je retiens seulement que le voleur est un contestataire (conscient
ou non) qui nadmet pas dêtre exploité, qui nadmet
donc pas la situation sociale qui lui est faite. Ce nest par conséquent
pas un hasard si plus de 95 % des détenus sont des ouvriers ou
des fils douvriers. La misère est injuste : elle incite à
la révolte. Un système a la politique quil mérite.
La politique de la France, cest celle du portefeuille ; le voleur
na pas raison mais il na pas tort. Jespère seulement
quil comprendra un jour que la révolte individuelle naboutit
à rien et que la vérité se trouve dans la lutte collective.
Nous pensons fermement au CAP que la lutte des ouvriers est la même
que celle des détenus, pour la simple et suffisante raison quelles
ont la même origine. » (Serge Livrozet dans CAP n° 5,
avril 1973.) Et de fait les liens entre les combats extérieurs
et intérieurs sont à la fois plus nombreux et plus précis
: une partie de lextrême gauche de lépoque, des
intellectuels (Michel Foucault, J.-P. Sartre
), des quotidiens (Libération
)
prennent position et se font le relai des luttes des « muets sociaux
».
Aux importantes vagues de mutineries des années 1971 à 1974,
lÉtat répond en concédant quelques améliorations
pour calmer lensemble de la détention et instaure les QHS
pour séparer les éléments quil estime dangereux
et perturbateurs. Cette distinction induit une nouvelle forme de lutte
: cest maintenant de lintérieur de ces quartiers que
débutent les révoltes. Souvent un groupe disolés
engage des actions pour labolition des QHS et demande le soutien
massif du reste de la détention. Même si la solidarité
est effective, des noms se dégagent, un peu toujours les mêmes
et dont certains iront jusquà la mort (Mesrine, Hadjaj, Bertrand,
etc.).
Appel à lopinion publique du 3 janvier 1978 : « Les
QHS sont la forme futuriste de la peine capitale. On y assassine le mental
en mettant en place le système de loppression carcérale
à outrance, conduisant à la mort par misère psychologique.
Loin de protéger la société, cest lusine
à fabriquer les fauves et assassins de demain. (
) Pour début
janvier, soutenus par le CAP, le Comité travailleur justice et
dautres soutiens, nous allons avec dautres QHS entamer des
mouvements collectifs de grève de la faim pour dénoncer
ces Quartiers dextermination et en exiger labrogation officielle.
Nous rappelons à cet effet que cela concerne toute la population
pénale et lui demandons dêtre solidaire avec nous pour
nous soutenir pacifiquement en observant, ne serait-ce que
quelques jours, la grève de la faim. Que les détenus se
réveillent, ne se laissent plus enterrer vivants, nattendent
pas dêtre transférés dans les QHS pour prendre
la parole et faire connaître leurs problèmes face à
ces constructions et réglementations démentielles. Nattendez
pas dêtre acculés à la torture par lisolement
et la privation sensorielle, comme cest les cas pour nous en ces
Quartiers dassassinat lent et propre vers lesquels ladministration
évacue tous les détenus qui luttent pour sauvegarder leur
dignité humaine en refusant de se laisser amputer de la parole
par des traitements concentrationnaires. » (T. Hadjadj, R. Knobelspiess,
J. Mesrine, F. Besse, J.-M. Boudin, M. Desposito, D. Debrielle.)
La loi « Sécurité-libertés » dA.
Peyrefitte de 1978 navait répondu à aucune de ces
revendications, mais bien au contraire elle avait fini de légaliser
et détendre les QHS et elle instaurait une politique pénale
ultra répressive provoquant une augmentation de 55 % du nombre
des détenus entre 1977 et 1980. Du coup, la gauche, dans lillusion
dune transformation de société, portait dans son programme
lespoir dun réel changement du régime carcéral
et de la politique judiciaire : beaucoup espéraient de la part
des futurs dirigeants le choix de plus de prévention et de moins
de répression. On connaît la suite, les peines éliminatrices
ont remplacé la peine de mort, les QI ont succédé
aux QHS et labscence de libérations conditionnelles a plus
que rapidement effacé les quelques grâces présidentielles
de mai 1981. Les intellectuels de gauche sétaient retirés
en même temps du combat anticarcéral, abandonnant les détenus
et les quelques groupes militants qui les soutenaient. En 1984, 73 prisonniers
de Fleury adressaient lappel qui suit :
« Voltaire réveille-toi, les humanistes au pouvoir sont devenus
fous
La gauche humaniste se montre répressivement plus efficace
que la droite. Michel Foucault est mort en serrant la main de Badinter,
en toute confiance ! Sartre avait effleuré le livre noir de la
pénitentiaire avec un peu despoir
La Ligue des droits
de lhomme est aux abonnés absents, le syndicat de la magistrature
sest endormi dans ses promotions hiérarchiques, vive la gauche
! Les intellectuels mangent dans la main des maîtres socialistes
et se taisent. Et pourtant le haro au laxisme de lopposition, et
luvre réactionnaire dune gauche empressée
à se purger de ce pseudo laxisme accouchent dune réalité
répressive à jamais connue en France. Les chiffres : 392
condamnations à perpétuité en 1984
plus dune
par jour. Les peines de réclusion à temps se sont aggravées
dun tiers, les peines demprisonnement correctionnel ont triplé.
(
) À lheure où la France applique la barbarie
civilisée et une répression sans précédent
sur le chomeur-délinquant, nous sommes amers, mais ni fauves, ni
assassins. Saint Badinter, sois gentil, démissionne ! »
La transformation dans le vocabulaire dominant dune justice de classes
en justice de haine, de lexclusion sociale en délinquance,
isole encore un peu plus les luttes de lintérieur : du coup
les prisonniers ne peuvent plus faire explicitement le lien entre leur
condition et celle dautres exploités : la prison ne peut
plus être regardée au même titre que lusine.
La critique de la prison se spécifie dans tous les sens du terme
: elle aboutit ainsi logiquement à la conclusion de la nécessaire
remise en cause de linstitution carcérale, mais elle paie
cette radicalité dun éloignement de plus en plus marqué
avec les luttes extérieures. Exemple révélateur dun
texte de revendication venu de la prison de Saint-Paul en 1985 : «
Par le passé, jai revendiqué des trucs comme labrogation
de la censure, ou le droit à lexercice pour les détenus
de leur sexualité. Mais aujourdhui je nai quune
seule chose à dire pour laquelle jai toujours été
fondamentalement daccord : labolition de la prison. Il est
grand temps que lon mette fin à cette forme desclavage
! La prison nest quun instrument du pouvoir qui sert à
imposer un modèle culturel. (
) Les lois sont toujours arbitraires
! Aucun principe universel sur lequel elles puissent se fonder ! Elles
sont au service des plus forts, au détriment des plus faibles,
au service de ceux qui ont le pouvoir, largent. » Et dès
que les détenus ont remis en cause le principe même de la
prison, la forme de lutte est devenue celle de la destruction de la prison
: les nombreuses révoltes entre 1985 et 1989 se sont très
souvent soldées par des dégâts très importants
et des tentatives dévasion. La réponse du pouvoir
fut, comme dhabitude, quelques améliorations et
la
construction des nouvelles 13 000 places, la sécurisation à
outrance de centrales comme celles de Moulins ou Lannemezan. Lisolement
des prisonniers entre eux et lisolement du monde carcéral
avec le monde « libre » samplifie encore : les collectifs
qui se préoccupent de ces questions sont moins nombreux et adoptent
généralement une position de soutien, aussi active soit-elle.
De fait, la prison comme idée repoussoir, destinée à
effrayer ceux qui seraient tentés par une critique un peu plus
poussée de ce monde, ceux qui voudraient dépasser les combats
syndicaux, fonctionne bien.
La dernière décennie aura connu moins de révoltes
collectives : lorsquelles ont lieu, elles sont souvent la conséquence
dun acte ressenti comme démesurément arbitraire :
en 1992, la centrale de Moulins est détruite suite à une
sanction infligée à un détenu, en 1999 les détenus
de la maison darrêt de Remire-Montjoly (Guyane) détruisent
100 cellules après que les matons aient tiré sur trois dentre
eux qui tentaient de sévader, en juillet 2001 les prisonniers
de Grasse se révoltent après la mort suspecte dun
jeune au mitard. Les figures connues pour leur combativité se sont
plus ou moins tues, fatiguées par une répression incessante
à leur égard. Les groupes extérieurs sont plus faibles,
soccupant généralement de soutien juridique, ou daspects
particuliers comme le rapprochement familial, la question des prisonniers
politiques
De plus, mises à part les associations quasi officielles,
subventionnées par le gouvernement, il nexiste pas encore
de coordination entre ces groupes pourtant nombreux ; du coup la plupart
des mouvements sont tenus secrets lorsquils nintéressent
pas les médias avides de spectaculaire.
Pourtant, après une année de bla-bla officiel sur la question
carcérale, le retour brutal à une politique sécuritaire,
la construction de 4 000 nouvelles places et le projet de nouvelles centrales
sécuritaires ont donné lieu à plusieurs mouvements
qui semblent sétendre. Les prisonniers des centrales de Lannemezan,
dArles, de Moulins, des maisons darrêt de Grasse, de
Fleury, de Fresnes ont mis en place des initiatives en 2001 : mutinerie,
refus collectif de fouille à corps, refus de remonter de promenade,
grève de plateaux, conception dune affiche pour refuser lhypocrisie
de la commémoration de labolition de la peine de mort, réalisation
clandestine dune cassette vidéo sur les longues peines
Tous ces mouvements exigent la fermeture des QI tout comme le refus de
la construction de nouvelles prisons. Cest aussi à nous,
à lextérieur, dinscrire systématiquement
la prison dans son contexte politique, de fabriquer les outils nécessaires
pour exprimer activement une solidarité avec les prisonniers. Il
ne sagit pas de faire le constat dune victoire de lÉtat
mais de nous organiser pour rompre avec ce silence quil tente dimposer.
Nous disposons désormais dun journal, de radios, de collectifs
: les luttes de lintérieur sont suicidaires si elles restent
dans lombre car la répression sabat sans vergogne si
elle se sait invisible. Ce rapport de forces peut sinverser, au
moins en partie : lisolement nest inéluctable que si
on le pense comme tel.
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