Le
20 Octobre 2000 a débuté un mouvement contre les prisons
cellulaires de type F. Etat des luttes plus dun an après
Lorsque
le 19 décembre 2000 la police et larmée lancent un
assaut conjoint contre vingt prisons en Turquie, des images terrifiantes
envahissent les écrans, rappelant au monde la lutte que les prisonniers
menaient depuis bientôt deux mois contre la mise en place de prisons
cellulaires. Tout et nimporte quoi fut raconté, montré
et commenté ; la légèreté avec laquelle fut
traitée linformation, glanée directement auprès
de lÉtat turc, a permis alors à la presse de se répandre
en mensonges et amalgames sur cette lutte, et contribua à la prise
de distance des organisations « progressistes » et de défense
des droits de lhomme. Pour cela, il semble utile de revenir sur
ce que fut cet assaut afin que cette lutte prenne pleinement sa place
dans le combat de ceux qui, à travers le monde, se battent contre
le système carcéral ou défendent ceux qui le subissent.
En 1997, le gouvernement turc lance un programme de construction de nouvelles
prisons dites de type F. Autant pour des raisons de politique intérieure
visant à lanéantissement des organisations révolutionnaires
que pour des impératifs de politique extérieure tendant
à son intégration dans lespace politico-économique
européen, la Turquie, sous le prétexte de mise aux normes
européennes, désire ainsi mettre fin aux cellules collectives
(dortoirs) de plusieurs dizaines de prisonniers et les remplacer par des
cellules individuelles ou de deux/trois personnes. En janvier 2000, un
décret autorise le transfert des prisonniers vers ces nouvelles
prisons. Cette nouvelle étape sinsère dans une vaste
réforme carcérale alors en discussion au Parlement qui,
à terme, prévoit le transfert de tous les prisonniers politiques
vers ces prisons cellulaires et lamnistie denviron 30 000
prisonniers dont sont exclus les politiques (sur un total denviron
70 000 prisonniers). Quelques visites de commissions de médecins
plus tard, les premières prisons sont déclarées conformes.
Et le 8 novembre 2001, le Comité pour la prévention de la
torture, appendice du Conseil de lEurope, déclare que «
dans lensemble elles offrent de bonnes conditions matérielles
de détention » (sic !).
Ces prisons cellulaires se transformeraient pour les prisonniers en un
système généralisé disolement carcéral,
ces derniers considérant avec raison quils se trouveraient
ainsi exposés à la torture et à larbitraire
dans un pays coutumier du fait (des milliers de cas de disparitions et
de tortures recensés dans les commissariats, les casernes et les
prisons). Cest pour cela que des dizaines de prisonniers politiques
se mettent en grève de la faim illimitée le 20 octobre 2000,
soutenus par la grève tournante de plus dun millier dentre
eux. Leurs revendications portent principalement sur la suppression des
lois dites « antiterroristes » permettant lincarcération
arbitraire (la plupart des prisonniers politiques le sont pour délit
dopinion), la fermeture des prisons de type F et le jugement des
responsables des massacres dans les prisons en 1996 et 1999. Mais lÉtat
turc refuse de les entendre et affirme quil ne cédera rien
à ceux quil considère comme des terroristes. Devant
ce refus, les prisonniers en grève de la faim illimitée
annoncent le 19 novembre, une semaine après le congrès de
Tayad (principale association de familles et amis de prisonniers politiques),
quils entrent en « jeûne à mort », bientôt
rejoints dans leur lutte par une nouvelle équipe de prisonniers.
Mais le 19 décembre, tout saccélère. Décidé
à en finir définitivement avec ce mouvement de protestation,
lÉtat turc ordonne un assaut contre les prisons. Lopération
« Retour à la vie », la bien-nommée, durera
trois jours et fera vingt-huit morts et plusieurs centaines de blessés
parmi les prisonniers. Détruisant les murs avec des bulldozers
et les toits à la masse, les forces militaires et policières
attaquent les prisonniers en lutte avec des fusils dassaut et des
lance-flammes, blessant, tuant, achevant et brûlant tout ceux qui
osent résister à cet assaut sauvage, ou simplement protéger
les grévistes de la faim. La violence de cette opération
est telle que tous les locaux attaqués sont complètement
détruits, un prétexte supplémentaire pour transférer
de force des centaines de prisonniers vers les prisons de type F. Quils
soient envoyés dans des hôpitaux militaires ou transférés,
les prisonniers grévistes continuent néanmoins leur lutte.
A lextérieur, la répression contre les familles et
les mouvements de solidarité est déclenchée par le
ministre de lIntérieur qui dénonce Tayad comme étant
une « association de soutien à une entreprise terroriste
». Dès le 23 décembre, le local dIstanbul de
lassociation est attaqué par la police et de nombreuses personnes
arrêtées. Le 3 janvier, le siège de Tayad est officiellement
fermé et le 5, dautres locaux sont attaqués par la
police et de nouveau de nombreuses personnes arrêtées et
des documents saisis.
Cet assaut marque un tournant dans le mouvement des prisonniers mais nentame
en rien leur détermination : la lutte continue et le bras de fer
entamé se durcit encore. Avec le transfert de prisonniers vers
les prisons de type F et le silence de lEurope, lÉtat
pense avoir les mains libres et refuse alors toutes les propositions de
négociations des prisonniers ou dorganisations de défense
des droits de lhomme qui proposaient jusquici des cellules
ouvertes, des promenades en commun ou des « espaces de rencontre
». Mais cétait sans compter sur la volonté des
prisonniers de refuser la mort étatique, la mort lente, et de préférer
la lutte, quitte à en mourir.
Le 20 octobre 2001, un an après le début de ce mouvement
dans les prisons turques, le bilan provisoire est très lourd et
lavenir toujours aussi incertain. Aux 28 morts lors de lassaut
viennent sajouter plus de 40 autres prisonniers ou proches, morts
en grève de la faim par le refus catégorique de lÉtat
de les entendre. Et à ce jour, plus de 200 prisonniers et quelques
dizaines de proches et ex-prisonniers à lextérieur
sont encore en jeûne à mort.
Si lon soustrait du nombre des prisonniers liés directement
au conflit du Kurdistan, les condamnés pour leur appartenance ou
leurs liens, affirmés ou supposés, à des organisations
révolutionnaires sont environ 3 000 dans les geôles turques.
Luttant depuis des années contre un régime militaire à
peine déguisé, ces organisations issues des différents
courants du marxisme-léninisme de Turquie ont subi une répression
terrible mais ont su maintenir la résistance armée : que
ce soit à lextérieur ou à lintérieur
des prisons, ces militants furent régulièrement en première
ligne dans le combat contre la répression. Dépassant bien
souvent leurs propres idéologies, les prisonniers de ces organisations
mènent depuis des décennies des luttes communes contre leurs
conditions générales de détention et pour des améliorations
ponctuelles. Depuis 1983, les luttes se sont multipliées contre
le port de luniforme, les violences des mafias organisées,
la torture, pour la liberté dassociation, le regroupement
affinitaire, les parloirs
causant la mort dune centaine dentre
eux. Quelles aient été victorieuses ou non, ces luttes
furent très dures et bien souvent brisées par des interventions
militaires ou policières meurtrières, les accords parfois
signés nétant jamais tenus et des vagues de répression
sabattant à lextérieur.
Si lensemble des prisonniers actuellement en grève de la
faim se revendiquent comme prisonniers politiques, il nen est pas
moins vrai quils sont quasiment les seuls à mener la lutte.
Le fait quil ny ait pas dautres prisonniers dans ce
mouvement (et pas plus dans les précédents) ne peut cacher
le caractère légitime des revendications, qui seules doivent
retenir notre attention. Et les divergences idéologiques ne peuvent
servir de prétexte à lindifférence à
cette résistance. Actuellement, en Turquie, ceux qui se battent
nacceptent pas ces nouvelles prisons et, par connaissance des expériences
européennes, savent quelles sont une arme effroyable, un
outil danéantissement servant larbitraire des régimes
en place.
Quoi quil en soit, la Turquie a prévu de remplacer toutes
ses prisons par celles de type F, et à terme dy placer lensemble
des prisonniers.
Dès le début, lÉtat fit tout pour assimiler
le collectif des prisonniers aux organisations politiques dont ils sont
membres, puis il affirma à plusieurs reprises, par la voix de ministres,
vouloir simplement « libérer les prisonniers de leurs organisations
qui les contraignent à mourir ». Lassaut du 19 décembre
en fut un bel exemple ! La réalité est évidemment
plus nuancée. Il est indéniable que chaque prisonnier en
grève de la faim est lié à ses autres camarades en
premier lieu par une vision politique partagée et exprimée
à travers les différentes organisations révolutionnaires,
mais ils sont avant tout engagés dans une lutte quils ont
eux-mêmes organisée. Même sil sembla arriver
subitement, ce mouvement est le résultat dune année
de dures discussions entre les différents collectifs afin den
déterminer le fond et la forme. Des divergences ont perduré
tout au long de ces débats et ne disparurent pas dans la lutte,
certaines saccentuèrent mais ne furent jamais exacerbées
au point de faire éclater la solidarité entre prisonniers.
La décision dentrer en grève de la faim est bien une
action concertée des différents collectifs de prisonniers
et némane pas dun quelconque organe dirigeant des organisations
révolutionnaires. Cette accusation est récurrente dans les
mouvements de lutte dans les prisons où les soutiens extérieurs
sont dénoncés comme meneurs, systématiquement stigmatisés
comme mauvais génies manipulant les esprits que la prison tente
dapaiser.
Depuis le 20 octobre 2000, sept équipes successives de prisonniers
sont entrées en grève de la faim, et pour ceux qui lont
initiée, soit la mort les a déjà touchés,
soit ils sont maintenus en vie dans un état végétatif
par des perfusions forcées avant de mourir lentement. Les autres,
plus de 200, sont dans des états de santé divers suivant
leur moment dentrée dans cette lutte. Beaucoup dentre
eux sont touchés irrémédiablement (problèmes
rénaux, pertes de louïe et de la mémoire, paralysie,
régression
) et ceux qui ne le sont pas encore ne tarderont
pas à lêtre si lÉtat refuse toujours dentendre
leurs revendications.
Pourquoi tant de détermination ? Est-il bien utile de se laisser
mourir ? La réponse des prisonniers est claire et sans appel :
« Nous mourrons, mais nous nentrerons pas dans les cellules
» car entrer dans celles-ci cest la torture et la mort assurées.
Le jeûne à mort nest pas vécu comme une action
de désespoir suicidaire mais comme un acte de résistance.
La dimension de ce mouvement est à la hauteur des enjeux. Sil
est certain que ce choix est motivé par le contexte qui lui est
propre, il est aussi conditionné par létat de la solidarité
à lextérieur de la Turquie.
Au lendemain de lassaut de décembre 2000, les autorités
turques sempressent détaler devant la presse des monceaux
darmes de poing et dassaut, des grenades, des téléphones
portables qui auraient été saisis dans les dortoirs, justifiant
ainsi la violence de lopération. Cette manipulation médiatique
ne tient pas devant un minimum de faits qui la contredisent. Sil
y eut effectivement de nombreux blessés par balles, ils sont à
dénombrer du côté des prisonniers. Aucun policier
ou militaire nessuya un tir de quelque arme que ce soit si ce nest
des leurs, les prisonniers valides tentèrent simplement de se barricader
pour protéger les grévistes affaiblis, et à aucun
moment nusèrent darmes. Des prisonniers furent brûlés
vifs et les locaux rendus entièrement inutilisables. LÉtat
nest pas à une manipulation près lorsquil annonce
que les prisonniers assiégés (certaines prisons résistèrent
plusieurs jours) simmolèrent et achevèrent les grévistes
de la faim. Mais les divers témoignages recueillis mettent en lumière
lhorreur de la réalité : les prisonniers ont été
délibérément brûlés vifs. Selon les
associations de familles, il est avéré que trois dentre
eux simmolèrent mais la plupart furent bien tués par
les forces militaro-policières.
Si depuis lassaut de décembre lÉtat table sur
un essoufflement du mouvement de lutte, il a opté, à lextérieur,
pour la répression contre les associations de proches et plus généralement
le mouvement de solidarité ; aux différents saccages de
bureaux et vagues darrestations viennent sajouter pressions
et attaques. Ni les manifestations pacifiques qui eurent lieu, ni les
quelques actions armées en soutien aux prisonniers ninfluencèrent
lÉtat turc et nempêchèrent pas la répression
de sabattre. Ce harcèlement par la destruction systématique
du matériel et des locaux tente daffaiblir financièrement
les associations de proches, dépuiser les soutiens extérieurs
et ainsi disoler les prisonniers. Les visites sont devenues plus
compliquées, plus onéreuses pour des proches devant payer
le voyage vers ces prisons, certains ayant même beaucoup de mal
à obtenir des nouvelles. Depuis des mois la police encerclait,
sans réellement sapprocher, quelques maisons du quartier
de Küçük Armutlu à Istanbul, où des proches
de prisonniers sont en grève de la faim par solidarité.
Le 16 septembre dernier, la police a chargé les participants aux
obsèques dune prisonnière morte deux jours auparavant
et, après quelques échauffourées et barricades, sest
retirée. De plus, lÉtat a libéré quelques
prisonniers grévistes de la faim espérant ainsi quils
stoppent leur lutte et brisent les solidarités. Certains dentre
eux ont arrêté la grève mais la plupart ont rejoint
les proches à Küçük Armutlu.
Le 5 novembre 2001, au 383e jour de lutte, un nouvel assaut a été
lancé contre les maisons abritant des grévistes de la faim.
Des barricades furent montées par des sympathisants afin de les
protéger mais la police est intervenue avec une sauvagerie telle
que tout fut détruit par le feu. Quatre corps calcinés furent
retirés des décombres et plus de dix personnes furent blessées.
Des témoins, habitants du quartier, ont déclaré que
la police avait utilisé des véhicules blindés, des
gaz lacrymogènes et des matraques pour pénétrer dans
une maison afin den expulser les grévistes pour les transférer
de force dans des hôpitaux.
Aujourdhui (7 novembre), deux maisons dIstanbul sont encore
encerclées par les forces de police qui ont déjà
tenté plusieurs assauts repoussés par des sympathisants.
Comme la veille, des barricades ont été montées autour
de ces maisons, et depuis le face- à-face continue. Avant cet assaut,
vingt-cinq proches (famille et ex-prisonniers) étaient en grève
de la faim.
Part essentielle des luttes dans les prisons, la solidarité à
lextérieur se doit dêtre à la hauteur
de la lutte menée. De la même manière, à lextérieur
de la Turquie, le soutien à cette lutte doit pouvoir sexprimer
afin de contraindre ce pays à entendre les revendications des prisonniers.
Depuis octobre 2000, les actions de solidarité se sont multipliées
à travers lEurope à linitiative de prisonniers,
collectifs et associations. Grèves de la faim, manifestations,
occupations, tractages, réunions publiques et quelques actions
directes ont été organisés mais force est de constater
que la pression sur les gouvernements européens et la solidarité
semblent bien faible. Est-ce le nombre de ces actions qui est insuffisant,
le niveau de celles-ci ou bien le manque de cohésion ? La seule
certitude est que les enjeux de cette lutte sont tels quils ne peuvent
être contrebalancés que par un rapport de forces bien supérieur
à celui ayant existé jusquici. La lutte des prisonniers
contre les prisons de type F continue, et plus que jamais, la solidarité
est pour eux une arme supplémentaire dans leur refus de lanéantissement.
Cette lutte en Turquie est aussi la nôtre car nous refusons la prison,
outil politique des exploiteurs, qui nexiste que pour exercer toujours
plus de contrôle social et de répression contre ceux qui
les rejettent ou les combattent.
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