DU DÉTENU CITOYEN
AU CITOYEN DÉTENU

Le projet de loi pénitentiaire


Le grand conseil des sages s’est réuni : « Chargée par le Premier ministre de l’élaboration d’un projet de loi pénitentiaire, la garde des Sceaux, Marylise Lebranchu, a souhaité que la préparation de ce texte soit l’occasion d’une vaste consultation. Depuis le 21 mars, le COS (Conseil d’orientation stratégique) s’est réuni à sept reprises et clôturera ses travaux le 19 septembre. Au cours de ces rencontres, ses membres ont délibéré et se sont concertés sur les grands thèmes retenus par la loi : le sens de la peine et son exécution, les droits et obligations des détenus, l’organisation et les missions du service pénitentiaire et de ses agents, le contrôle extérieur des établissements pénitentiaires. »

En 1981, le premier gouvernement socialiste, derrière Badinter, se targuait d’avoir eu le courage d’abolir la peine de mort en dépit d’une opinion populaire encore favorable aux exécutions capitales. Nous ne le dirons jamais assez, la réalité était beaucoup moins glorieuse : non seulement la France devait prendre cette décision pour ne pas être mise à l’écart de l’Europe judiciaire, mais de plus les gouvernements successifs avaient préparé les peines substitutives à la guillotine. Depuis, on ne tue plus, on laisse mourir lentement.
En 2001, la France se targue de préparer une grande loi pénitentiaire dont le but déclaré serait de dégager le monde carcéral de l’univers du non-droit pour l’inscrire dans un cadre législatif. Une fois de plus, la France est l’un des derniers pays européens à ne pas s’être doté d’une loi pénitentiaire et ce retard est avoué dans l’avant-projet de la loi en ce qui concerne un point essentiel pour les prisonniers : le placement au mitard (« L’échelle des sanctions, conformément aux pratiques constatées dans la majeure partie des pays européens, sera considérablement réduite, puisque la peine maximale de punition en QD passe de quarante-cinq à vingt jours pour les majeurs »).

Que l’Etat français se fasse tirer les oreilles par l’Europe, c’est une chose, qu’il arrive à expliquer aux contribuables qu’il faut dépenser de l’argent pour remettre un peu d’ordre et de propreté dans les prisons, c’en est une autre. Comme par hasard, fin 1999, le scandale carcéral éclatait de façon très médiatisée : le livre du docteur Vasseur débouchait sur les constitutions des commissions d’enquête parlementaires. Les dirigeants, les intellectuels ont fait mine de prendre conscience de l’état du monde pénitentiaire, « la honte de la République ». Pourtant, il y avait largement de quoi s’en rendre compte en se passant de la lecture de ce navet voyeuriste : quelques mois auparavant, des associations, des familles dénonçaient, par exemple, un dysfonctionnement ahurissant dans la maison d’arrêt de Beauvais. Son directeur, quand il ne s’amusait pas à frapper ou à insulter des prisonniers souvent étrangers, se délassait en humiliant de façons diverses son personnel féminin, et ce pendant plusieurs années. Autre exemple récent qu’auraient pu retenir les parlementaires, le CJD de Fleury avait été dénoncé par l’ensemble des personnels intervenants qui conseillaient de le fermer purement et simplement, constatant que maintenir en détention des jeunes dans ces conditions de fonctionnement était finalement pire que de les laisser en liberté. Le coup médiatique a fonctionné : pendant l’année qui a suivi la parution du livre du médecin chef à la Santé, il ne s’est pas passé une semaine sans qu’il y ait des reportages télévisés sur tel ou tel sujet, dans telle ou telle prison, des interviews d’anciens taulards, des mises en vedette de personnels pénitentiaires « progressistes », des analyses de spécialistes médicaux, psychiatres, sociologues, sur les comportements délinquants… L’opinion populaire alertée, sensibilisée, le Parlement a pu voter un nouveau budget et annoncer la mise en chantier de la nouvelle loi pénitentiaire chargée de régler l’ensemble des problèmes dénoncés par les bonnes consciences effarouchées.

Le discours central qui sous-tend cette loi est celle de l’entrée du droit dans le monde carcéral. « C’est au niveau législatif qu’il sera rappelé que, même incarcérée, la personne reste un citoyen seulement privé de sa liberté d’aller et venir. Le détenu reste donc titulaire des droits fondamentaux du citoyen (intégrité physique, liberté d’expression, santé, formation, maintien des droits sociaux…), limités par la loi en raison des contraintes inhérentes à la détention. Cette avancée essentielle permet de moderniser le mécanisme juridique relatif à la personne détenue, jusqu’alors régi par des textes de nature réglementaire. » La supercherie est double : à la fois mensongère sur la définition fondamentale du droit, comme sur les applications concrètes de cette notion toute bourgeoise dans un univers comme celui de la prison, régi par la contrainte et la terreur. Le droit n’est pas un principe inaliénable applicable à tous sans distinction, mais un traitement arbitraire appliqué au cas par cas en fonction du contexte, des circonstances. Qu’il n’y ait pas de règles, c’était le règlement, maintenant c’est la loi. De surcroît, l’élaboration du projet a été confiée à des spécialistes qui n’ont aucune conscience de la réalité de l’enfermement et qui vivent parfaitement séparés de ce qu'ils doivent étudier, considérant les prisonniers comme des cobayes ou des numéros.

Ce discours sur le droit vise surtout à maintenir dans les consciences la confusion entre l’idée du droit comme synonyme de justice et de liberté pour tous et la réalité du droit comme expression d’un système législatif précis dont l’objet est de pérenniser les rapports sociaux tels que nous les connaissons, de légitimer toutes les exploitations, de garantir la suprématie de l’Etat. Le droit, c’est la loi, et la loi, c’est toujours celle du plus fort. Exemple : on a le droit de porter plainte contre les flics assassins ou tabasseurs, mais ça s’arrête là, car l’Etat couvre les actes des dépositaires de sa force. De fait, séparer théoriquement l’idée du droit de ses applications concrètes, sociales, économiques, politiques, permet de transformer d’un coup de baguette magique une logique de conflit en une idée abstraite de bonheur. Cette idée s’impose comme telle  : elle s’autodéfinit comme naturelle et intemporelle, comme ahistorique, comme ne pouvant pas être remise en cause, réécrivant si nécessaire les expériences qui pourraient laisser planer un doute sur sa validité, uniformisant dans un vocabulaire réducteur tous les cas concrets qui surgissent sans arrêt et qui démontrent pourtant l’inanité mensongère de cette idéologie totalitaire qui n’accepte pas qu’on s’y oppose : on n’a pas le droit de mettre en doute le droit. La prison est un exemple simple, révélateur, de la non-adéquation du discours des Lumières, humanitaire, juridique et des réalités conflictuelles qu’il prétend résoudre. « Le fait même de la prise violente exercée sur un individu par l’Etat, dont l’aboutissement est l’emprisonnement, reconditionne une personne humaine en corps esseulé et séparé. Rien ne saurait abolir la fracture qui se produit avec ce passage d’une situation à une autre : aucun volontarisme humanitaire, aucune réinjection des droits dans les espaces pénitentiaires ne parviendront à réduire l’effet de cette dégradation d’un statut juridico-politique à une condition dégradée, celle d’une personne devenue un corps simple » (Alain Brossat, Pour en finir avec les prisons, 2001).
Ce mouvement tentaculaire du droit progresse chaque fois qu’il rencontre une faille, à savoir tout ce qu’on appelle des « zones de non-droit » : son œuvre n’est pas d’organiser ou de socialiser des espaces mais de marquer de son sceau régalien ces zones : « Zones de non-droit, je vous fais zones de droit ! », et le tour est joué. Le droit, c’est du non-droit légiféré. Exemple évocateur pour ce qui nous concerne : le prétoire. C’est un espace de non-droit, une parodie de jugement rendu par des fonctionnaires a priori non habilités à le faire : pour rendre le tout légitime, il suffisait de leur attribuer ipso facto les fonctions légales. Et voilà le maton devenu un véritable juge dont le pouvoir ne peut plus être contesté puisqu’il n’est plus du domaine de l’arbitraire : « La loi nouvelle instituerait une habilitation au profit du chef du service pénitentiaire ou du premier surveillant qui seraient chargés des fonctions d’enquête après la constatation d’une faute disciplinaire. Il ne serait pas prévu d’accorder une valeur probante renforcée au rapport de constatation, ni aux actes de l’enquête, conformément au droit commun de la preuve. La loi permettrait à l’agent chargé de l’enquête de procéder à la retenue de l’éventuel objet ayant concouru à la commission des faits. »

D’une manière générale, les quelques réformes législatives (45/78/81/2000) ont apporté très peu de véritables améliorations des conditions de détention. Elles ont surtout servi à moderniser, à adapter la prison aux nouvelles données technologiques (cartes magnétiques, vidéosurveillance…), à affiner les formes de pouvoir afin de les rendre moins visiblement autoritaires, du coup plus difficilement attaquables, mais toujours plus destructrices pour les prisonniers. Le projet de loi pénitentiaire ne déroge pas à cette coutume. Jamais dans le texte la question de la longueur des peines n’est évoquée. Au XIXe siècle, les parlementaires ne craignaient pas de lier les problèmes de la prison avec ceux de la justice et ne séparaient pas la question du prononcé des peines et celle de leur gestion. Si, en 2000, quelques débats ont balbutié de maigres propos sur la perpétuité, sur l’existence de peines éliminatrices, sur l’utilité de la peine (LDH, AFC, Christine Boutin, commission justice du PCF, Thierry Lévy…), il n’est déjà plus question de tout ça et personne parmi eux ne proteste. Ainsi le terme « sens de la peine » n’est pas une remise en cause de l’existence des peines, ni même de leur longueur, mais juste une manière de chercher la meilleure gestion possible pour protéger la prison de mouvements qui pourraient remettre en cause le système carcéral en le replaçant dans son cadre social et politique.

Finalement cela signifie que la conclusion de tout ce bla-bla médiatique est la création de 8 600 places dans 35 nouvelles prisons dont la mise en œuvre devrait commencer au plus tard en 2004. Une « création » qui détruit toujours davantage les liens entre les prisonniers : déjà en 1986, les prisons dites 13 000, sous prétexte d’une plus grande hygiène et de moins de promiscuité, ouvraient leur gestion au secteur privé, à la technologie sécuritaire et à des plus petites unités de détention. Dans les années 2000, l’isolement est à l’honneur dans le cahier des charges des projets. Les architectes ont dessiné des espaces de plus en plus cloisonnés, réduisant au minimum les possibilités de contacts entre prisonniers. Au contraire de l’abolition des quartiers d’isolement, cette forme de torture blanche dénoncée depuis des dizaines d’années par toutes les luttes de prisonniers, c’est l’ensemble de la détention qui tend à devenir un QI.
La loi pénitentiaire systématise encore plus cette tendance en réinstaurant sous d’autres termes les prétendument défunts QHS. Les nouvelles prisons seront divisées en trois types d’établissements pour les condamnés :
« Le niveau 1. Cette catégorie d’établissement pénitentiaire regroupera les centres pour peines aménagées et quelques-uns des actuels centres régionaux de détention très ouverts. »
« Le niveau 2. Ces établissements recevront les condamnés dont le reliquat de peine est supérieur à un an pour assurer la prise en charge du quotidien dans des activités de formation, de travail, de sport, de culture et de loisirs. »
« Le niveau 3 comprendra des établissements pour peine dans lesquels seraient incarcérés les condamnés dont la personnalité, appréciée selon des critères objectifs légalement prédéterminés, justifieraient un niveau de sécurité plus élevé. »
Pour les prévenus la loi maintiendra les maisons d’arrêt départementales et prévoira « l’institution de maisons d’arrêt régionales qui accueilleront les personnes pour lesquelles il existe des risques importants pour l’ordre et la sécurité des établissements, et ceux dont la personnalité justifie un suivi particulier ».

Ce placement est décidé par le juge des libertés et de la détention pour les prévenus, et par le juge d’application des peines pour les condamnés. Certains délits conduiront d’office prévenus comme condamnés dans ces prisons sécuritaires : terrorisme, trafic de stupéfiants, vol, proxénétisme, en bande organisée, acte de torture ou de barbarie. La logique d’individualisation de la peine est à l’honneur puisque « la décision de classement dans une catégorie à laquelle se réfère la nouvelle classification des établissements sera fondée non plus sur le quantum de la peine, mais sur le profil du condamné objectivement établi à partir de critères légalement précisés ». Le profil, comme ils disent, des prisonniers que l’on retrouvera dans les prisons de type 3, nous le connaissons : ce sont les mêmes qui peuplent depuis toujours les quartiers d’isolement ; ceux qui refusent de se plier à l’arbitraire, ceux qui n’acceptent pas leur destruction programmée et qui le font savoir en utilisant tous les moyens possibles, pétitions, refus de plateaux, textes collectifs, refus des pratiques humiliantes, refus de remonter de promenade, mutineries, évasions. C’est le comportement du prisonnier à l’intérieur de la prison qui déterminera ses conditions de détention. Toute marque de désobéissance même face à un arbitraire évident sera notifiée dans le dossier pénitentiaire comme un refus de se plier à la sanction juridique et donc comme une incapacité de se réinsérer. Ce dossier pénitentiaire sera examiné à chaque requête que pourra formuler un prisonnier : toute demande d’aménagement de peine sera étudiée dans un cadre « juridique » et donnera lieu à un nouveau procès qui réexaminera non seulement les faits qui ont conduit la personne en prison, mais qui observera aussi son comportement en détention, qui mesurera sa docilité, les marques de son repentir (acceptation de suivi psychiatrique ou médical, remboursement des parties civiles), sa capacité à construire un projet individuel d’insertion ou projet d’exécution de la peine (PEP).

Parenthèse : qui, connaissant le monde du travail, peut penser que les prisons puissent servir d’école professionnelle : les rares stages proposés sont sans rapport avec la réalité économique, ou obsolètes (les ordinateurs qui sont utilisés dans les cours ont l’immense privilège d’être des objets de collection !). Quand on sait combien il est difficile de trouver du boulot à l’extérieur, on peut imaginer ce que cela peut représenter pour une personne coupée du monde du travail pendant de plus en plus longtemps, souvent isolée, n’ayant plus aucun lien avec le monde extérieur, ceux-ci n’ayant pu résister au temps, aux transferts incessants, à l’éloignement.

L’individualisation de la peine, le PEP, l’isolement sont autant d’efforts pour faire accepter au prisonnier l’idée qu’il est le seul responsable de sa faute. Ainsi les crimes sont toujours des crimes individuels déconnectés de toutes causes sociales et collectives, et faisant même oublier l’existence des crimes collectifs, ceux que les Etats peuvent perpétrer sans rencontrer aucune résistance. A l’extérieur toute expression politique, hors du cadre des partis ou des syndicats, devient pour le pouvoir un acte délictueux, voire « terroriste » : le simple fait de discuter à plusieurs dans un hall d’immeuble devient pénalement répréhensible, manifester sans autorisation est un acte dangereux mettant en péril la sûreté de l’Etat. A l’intérieur, le délinquant franchissant l’enceinte de la prison devient un malade ou un fou qu’il faut soigner ou éliminer selon son degré de récupérabilité, selon qu’il accepte de se résigner ou non…
Le seul souci du ministère de la Justice et de l’Administration pénitentiaire est de réduire au silence et à l’impuissance une population carcérale de plus en plus promise à la mort lente.

En revanche, la loi pénitentiaire accorde une large place à la revalorisation du statut et de la fonction du personnel pénitentiaire. Pour asseoir son projet sécuritaire, l’Etat doit se garantir l’adhésion de tous ses chiens de garde : comme à l’accoutumée, on leur accorde quelques avancées statutaires (retraite à 55 ans, augmentations de salaires, etc.), et on leur concède encore plus de pouvoir, histoire de légitimer un peu plus l’arbitraire dont ils sont coutumiers. Ils sont légalement protégés contre toute hostilité de la part de prisonniers qu’ils pourront eux-mêmes juger comme dangereuse :
« Les menaces qui constituent une faute du 2e degré lorsqu’elles visent un membre du personnel de l’établissement deviennent des fautes du 1er degré et encourent jusqu’à vingt jours de mitard. »
« Le refus d’obtempérer aux injonctions des membres du personnel, qui est actuellement une faute du 3e degré, constituera une faute du 2e degré afin de mieux assurer le pouvoir d’injonction des agents de l’AP et encourra jusqu’à dix jours de mitard. »
Face à cette force brute mais légale, le détenu aura des droits… qui, dans le texte lui-même, se limitent pratiquement à celui de connaître ses droits :
« Un droit d’information et de réclamation des détenus sera reconnu dans la loi qui énoncera que lors de son incarcération chaque détenu est informé des dispositions relatives à son régime de détention, à ses droits et obligations et aux recours et requêtes qu’il peut formuler. » Quiconque a fait un passage dans les geôles républicaines sait que le moindre recours demande des délais inimaginables, des kilos de paperasses, de l’argent, ne serait-ce que pour envoyer des lettres recommandées, et enfin nécessite que l’on sache écrire en français, ce qui est loin d’être évident pour la majorité des prisonniers. Et quand bien même, l’Etat et ses sbires finissent, sauf exception, par avoir raison, c’est pour cela qu’ils n’hésitent pas à « taper avant de discuter ». Selon eux, ce qui différencierait une démocratie d’une dictature, c’est la possibilité de pouvoir formuler un recours : qu’il aboutisse ou pas, c’est une autre question. « Nous n’avons rien à attendre d’une justice qui, même lorsqu’elle est mise en contradiction avec ses propres lois, ne se gêne pas pour réprimer ceux et celles qui combattent l’ordre établi. Qu’on prenne bien garde de ne pas attribuer à la justice une place qu’elle n’occupe pas, elle est au service de l’Etat et elle fera ce que l’Etat lui dit de faire. Or cet Etat ne cède pas face à des arguments juridiques. S’il le faut, il préfère tout simplement changer la loi. » (Kyou.)
En l’occurrence le projet de loi n’aura pas besoin de modifier quoi que ce soit, car à chaque fois qu’il examine un cas précis il apporte les restrictions suffisantes pour laisser libre place à un flou juridique qui donne toute légalité à l’arbitraire. Sans passer en revue tous les points particuliers, voici quelques exemples qui se passent de commentaires :
– « Les conditions de détention ne doivent pas aggraver les souffrances causées par l’emprisonnement sauf si la ségrégation ou le maintien de la discipline le justifie. »
– Concernant les pratiques religieuses, on accepte « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement en public ou en privé par le culte ou l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement de rites, toutefois elle peut faire l’objet de restrictions nécessaires à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé, ou de la morale publique, ou à la protection des droits ou libertés d’autrui. »
– Idem pour le travail, « s’agissant des minima sociaux le projet de loi pourrait prévoir un aménagement plus large du droit au maintien du RMI pour les personnes détenues, sous réserve de l’aboutissement de la concertation avec le ministère de l’Emploi et de la Solidarité ».
– La palme revient à la codification du traitement des « cas relevant de la psychiatrie » : « Il reste à approfondir le dispositif susceptible d’être mis en place à l’égard des détenus présentant des troubles mentaux. »
– Enfin, c’est sur la question des « moyens de contrainte » que le texte ne laisse aucun doute sur les pouvoirs laissés à la libre appréciation des matons : « C’est une question qu’il est difficile d’enserrer dans une disposition législative. En pratique, en cas d’évasion, le chef d’escorte est toujours considéré comme responsable pour n’avoir pas pu empêcher et su évaluer le risque d’évasion. Pour éviter d’être ultérieurement recherché en responsabilité, tous les chefs d’escorte ont une tendance naturelle à considérer a priori toute personne dont ils ont la garde comme susceptible de s’évader, et donc de lui passer les menottes. » Entre autres, les prisonniers pourront encore être entravés lors d’opérations chirurgicales, selon le bon vouloir du gradé responsable…

L’ensemble des dispositions qui jalonnent ce projet de loi énonce sans dissimulation la nature du droit : la liberté, c’est la sécurité et la sécurité c’est la restriction des libertés, donc la liberté c’est la restriction des libertés. Ce coup peut fonctionner à la rigueur dehors, chacun pouvant croire que la liberté c’est de défendre son petit quelque chose ; mais dans un univers de privation et d’anéantissement, le bluff a du mal à passer : en prison, la liberté c’est de sortir, le droit et la sécurité c’est de maintenir enfermé à tout prix. Selon les circonstances et les individus, l’administration se réserve le droit de contrôler les correspondances, d’effectuer des fouilles de cellules quand bon leur chante, de pratiquer les fouilles intégrales alors que celles-ci sont communément dénoncées comme inhumaines et humiliantes.
Quand les prisonniers parlent de droits, ils parlent de ce qui réduirait concrètement et efficacement leur mise à l’écart, leur anéantissement, première étape qui permettrait au moins d’envisager la sanction comme autre chose qu’une vengeance sociale éliminatrice, sans parler de l’abolition pure et simple d’un système qui choisit l’enfermement comme unique réponse aux problèmes de société qu’il engendre lui-même. Quand les prisonniers parlent de droit, ils utilisent ce mot dans un sens contraire à celui donné par les textes de loi, ils parlent de plus de libertés. Et de fait, le projet de loi ne propose aucun début de prise en compte des mots d’ordre énoncés depuis les années 75 par les luttes de prisonniers, à savoir la fermeture des quartiers d’isolement, la suppression du mitard et du prétoire, la liberté d’association, l’abolition des longues peines et des peines de sûreté, la libération des prisonniers malades, le rapprochement familial, politique et affinitaire, l’application des aménagements de peine (libération conditionnelle, permissions…).

Le projet entérine la logique du tout-sécuritaire : en cela, il est conforme à ce qui se dessine dans nos sociétés, à savoir adapter le monde « libre » sur le modèle de la prison et non le contraire, le but recherché n’est pas de rendre la prison plus libre mais la société plus carcérale : « Le rapport citoyen à la puissance publique n’est pas différent dans la société carcérale et dans la société libre. La personne détenue, quel que soit le motif de sa détention doit se soumettre à la loi et, à cette fin, à l’autorité des agents de surveillance de l’AP, comme le citoyen doit obéissance à l’agent de la force publique qui lui fait injonction. »
La prison emprunte davantage aux « normes de vie » de la société civile, jusqu’à mettre en avant la dernière trouvaille de « détenu citoyen ». Sous couvert de considérations humanitaires, les incarcérateurs entendent, en aménageant les conditions de survie des incarcérés, raffiner les méthodes de contrôle dans les établissements qu’ils gèrent. De nos jours, on ne peut plus l’ignorer, le silence des pantoufles est un plus sûr garant du maintien de l’ordre que le bruit des bottes… Si la prison peut parodier de plus en plus la société, c’est que, dans un inquiétant mouvement convergent, la société, dans ses espaces publics comme dans ses lieux privés, ressemble souvent à une vaste prison : magasins sous haute surveillance, logements de type cellulaire, vidéosurveillance des rues, patrouilles de sbires de tout acabit quadrillant les quartiers, espionnage sournois ou affiché des « ressources humaines » par les gestionnaires et plus généralement cette déshumanisation des conditions d’existence qui a tant appris en perfectionnant les régimes carcéraux. L’invention de la justice, de la police et de la prison modernes au siècle des « Lumières » n’avait pas pour seul motif la rationalisation du traitement des déviances sociales. Leurs concepteurs, avec Bentham, entendaient désigner un modèle d’espace-temps propre à la dictature démocratique de l’économie tout en fournissant à l’Etat une arme puissante contre les réfractaires à ce paradis marchand : le droit, cette médiation entre riches et pauvres qui pérennise l’inégalité sociale. Il ne s’agissait pas tant pour les puissants de se faire redouter violemment que d’établir les structures d’intégration des pauvres dans ce monde et d’essayer de s’assurer leur soumission. La nouvelle mode du citoyennisme tente encore une fois de faire croire que l’on peut améliorer un monde capitaliste, que la responsabilité d’un partage équitable appartient à tout un chacun. Comme si les exclus, les précaires avaient quelque chose à espérer d’un système qui les enferme de plus en plus. Le triomphe de « l’Etat de droit » se résume tout entier dans les chiffres de l’augmentation vertigineuse du nombre de prisonniers en Occident, l’éradication du paupérisme par une « purification sociale » (à connotation fortement ethnique) et dans le raffinement croissant des techniques d’emprisonnement. Le projet de loi pénitentiaire s’inscrit parfaitement dans ce mouvement qui véhicule l’idée que tout ce qui ne se conforme pas aux règles de la société capitaliste est tout juste bon à soigner ou à exclure : à la manière de Giuliani, le maire de New York, promoteur de la « tolérance zéro », le maire adjoint socialiste de Paris, chargé de la sécurité, peut déclarer sans provoquer aucun remous : « On sait que la délinquance n’a aucune nature sociale et qu’elle relève de la responsabilité individuelle de chacun. »
Sans commentaire.