Ralphe Hamouda habitait
à Vallauris, dans la cité de La Zaïne. Vallauris, une
caricature de ce qui fonde le tissu économique et social de notre
société. Valauris, la Côte dAzur, Golfe-Juan,
Saint Raphaël
: une ville de magasins, de villas, de plaisirs
à la con, de plages, de bagnoles qui nont aucun autre caractère
que celui de létalage du fric. Une ville pleine de marchandises
et de signes de richesses, une ville vide de tout. En y passant, la seule
envie qui vient au ventre est celle de la colère, celle de détruire
cet étalage aussi insolent que stupide, cette espèce de
photographie de ce que peut être un monde où largent
est le seul rapport social, où lêtre a définitivement
cédé sa place à lavoir.
Mais tout nest pas parfait dans ce monde de la consommation effrénée,
quelques marques rappellent quil y a une guerre dans cette société,
que ce paradis marchand a un enfer : Vallauris est une ville farcie de
caméras de vidéosurveillance, de maisons gardées
par des chiens et des maîtres-chiens, de rues contrôlées
par la flicaille en tout genre (vigiles, police municipale, BAC
)
: but de cet encadrement, tenir sous pression, sous contrôle, par
la force, tout ce qui nest pas riche, empêcher les plus pauvres
de venir troubler la fête de la valeur marchande. Ce que lon
appelle la prévention en définitive. Car il reste des pauvres
dans cet oasis balnéaire. Quelques cités, quelques barres
de bâtiments au milieu de la ville. Ceux dont on a eu besoin pour
construire ou pour exploiter les carrières de céramique.
Là, il ny a pas dargent, pas déquipements,
rien. Des familles qui travaillent depuis de longues années, qui
se serrent les coudes lorsque cest nécessaire, des jeunes
qui nont pour seul spectacle que celui de la propriété
des fils de bourges qui flambent sur les derniers scooters le long des
plages bordées de restaurants et de boîtes de nuit. Dans
la cité de La Zaïne, beaucoup de familles ont quelquun
en prison, à Grasse. Non pas quon y vole plus quailleurs
mais parce que les flics multiplient les provocations, incitent à
la violence immédiate, quadrillent les six ou sept bâtiments,
interpellent et arrêtent tout ce qui leur semble suspect et se font
forts, comme des caméras sophistiquées, de détecter
toute attitude « anormale ». Tout ça sous la bénédiction
des juges et procureurs qui inculpent sans retenue, surtout avant lété,
histoire de mettre à lécart tout ce qui pourrait nuire
à la bonne image touristique de la Côte dAzur. Des
juges qui nhésitent pas à criminaliser des dossiers
vides, à utiliser lassociation de malfaiteurs et la bande
organisée pour prolonger en toute légalité des mandats
de dépôt abusifs.
Et pour tenir tout ce petit monde enfermé, il y a la prison de
Grasse, à quelques kilomètres au- dessus dans les collines.
Une construction du plan 13000, une prison dite moderne, équipée
elle aussi de caméras, une prison dite plus propre, plus sécuritaire.
Pourtant, depuis 1992, on compte vingt-deux morts entre ces murs et dix-sept
sont restées sans véritable explication. Pendant une nuit
du 1er janvier, quelques années plus tôt, des matons ont
épongé leur saoulerie en frappant des mineurs incarcérés.
Joyeux réveillon. Et le fait que cette taule donne sur la mer ne
peut pas masquer les réalités de larbitraire carcéral
aux familles et proches de prisonniers : ils sont parfaitement conscients
du pourquoi leurs enfants sont enfermés et du comment on les traite
dans cette prison. Elles sont elles aussi sans cesse en conflit contre
la vindicte policière et la bêtise administrative. Alors,
quand il y a un drame comme celui de la mort du jeune Ralphe, ils ne sont
pas prêts à avaler les couleuvres servies par le ministère,
lAP et les médias. Ils savent que tout ce qui sest
dit publiquement nest quun tissu de mensonges : ils ont vu,
leurs enfants ont vu et peuvent raconter la vérité, pour
la mémoire de celui quils ont perdu, pour que tout ceci ne
se produise plus, pour empêcher les garants de lordre de se
croire intouchables.
Nous avons passé une journée dans la famille Hamouda et
nous avons entendu un tout autre son de cloche que celui des conneries
dictées aux journalistes. Nous avons vu des pères, des mères,
des surs, des amis venir raconter leur histoire qui ont toutes un
point commun : la sensation dêtre écrasé, étouffé,
méprisé par la machine juridico-policière. Nous avons
senti une grande solidarité entre toutes ces personnes, qui se
soutiennent les unes les autres, qui partagent, qui se comprennent. Un
lien communautaire que ni largent ni lappât du gain
ne pourra briser. Et cette communauté nest pas soumise, ni
passive : elle veut dire haut et fort quelle nest pas daccord
avec ce qui sest passé, quelle fera tout ce qui est
nécessaire pour résister, pour empêcher que la mort
dun jeune prisonnier ne soit quun acte administratif parmi
dautres. Et leurs bouches souvrent en grand, pour dire leur
colère, leur détermination. Des discussions qui frôlent
lémotion tellement elles sont tragiquement pleines de vie.
Comme lont dit quelques prisonniers à leur famille, avant
dêtre transférés : « On parlera, on dira
la vérité, même si cela doit nous coûter quelques
années de prison, nous on sortira toujours de là, Ralphe
il nen sortira plus jamais. »
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