LE CONSENSUS POLITIQUE (suite)

L’ETAT

Le consensus se construit autour de cette idée d’un État démocratique, d’un État de droit, qui serait la seule organisation humaine capable de garantir la liberté de tous. Les inégalités sont encore bien présentes dans les pays occidentaux, il appartient à l’État de se donner les moyens de les résorber ; le patronat ne respecte pas les accords sociaux, il appartient à l’Etat de les y obliger ; le chômage augmente, la précarisation devient une caractéristique structurelle du monde du travail, il appartient à l’Etat de légiférer, de codifier ces nouvelles données ; les trois quarts de la planète sont pillés au bénéfice des pays les plus riches, il appartient aux Etats réunis de passer des conventions pour réguler et minimiser au maximum ce processus, etc. comme si l’Etat était séparé de l’économie, voire même en face d’elle. Cette illusion tient à ce mensonge fondateur de la démocratie bourgeoise que nous avons déjà largement évoqué, la confusion citoyenne qui permet d’effacer la conscience de classes, mais elle est maintenue aussi par le souvenir des périodes de développement économique où l’Etat joue son rôle d’incitateur, de régulateur, de protecteur qui assurerait le partage relatif des nouvelles richesses. L’exemple des trente glorieuses est significatif : la relance économique, l’idée d’un progrès social et économique s’est en fait construit autour de la restructuration de l’ensemble des secteurs (industrie, urbanisme, monde rural, secteur tertiaire…) dans le sens d’attacher encore plus les hommes à la machine, de concevoir les rapports sociaux comme des rapports économiques (cf. les nouvelles conceptions de l’urbanisme qui dessinent les villes à la mesure de la rentabilité, le démantèlement des campagnes au profit de l’industrialisation de l’agriculture et de l’élevage). La reconstruction du pays au sortir de la guerre, le plein emploi, le baby boom, le pouvoir d’achat, l’accession à la petite propriété ont pu donner une image positive à l’État comme promoteur du progrès sans que soient suffisamment mesurées les conséquences de ces choix économiques et politiques. L’ensemble des ces “bienfaits” étatiques prennent aujourd’hui leur véritable signification ; les secteurs dits de service public, qui échappaient soi disant à l’économie de marché et à la loi du profit, qui étaient destinés uniquement au bien être de tous, à l’équilibre social, à la recherche d’une égalité des chances, sont un laboratoire des nouvelles organisations du travail : statuts précaires, gel des salaires, généralisation des normes de rentabilité (EDF, poste, etc).
Contrairement aux idées développées par les adeptes de la social démocratie, la nature, la fonction de l’État n’ont pas changé. Elles ont suivi les développements économiques, pas d’une manière extérieure mais parfaitement confondue : l’État n’est pas distinct de l’économie, il en est l’outil de par les institutions, il en est la concrétisation de par la codification de l’ensemble de la société, il en est la conscience en ce qu’il permet de transformer les rapports sociaux en marchandises et vice versa. Sans État, il n’y aurait pas d’économie capitaliste. L’État est par essence le consensus qui permet de faire l’union sacrée autour du mode de production capitaliste, que celui-ci soit privé ou public ne change pas grand chose. Reprenons un extrait de Poulantzas qui à nos yeux définit justement le double rôle de l’Etat qui “a pour fonction de désorganiser politiquement les classes dominées tout en organisant politiquement la classe dominante, d’exclure de son sein la présence en tant que classes des classes dominées tout en y introduisant en tant que classe la classe dominante, de fixer son rapport aux classes dominées comme représentation de l’unité du peuple-nation tout en fixant son rapport aux classes dominantes comme rapport à des classes politiquement organisées. Bref, cet État existe comme État des classes dominantes tout en excluant de son sein la lutte des classes. La contradiction principale de cet Etat ne consiste pas tellement en ce qu’il se dit un Etat de tout le peuple alors qu’il est un Etat de classes, mais à proprement parler en ce qu’il se présente dans ses institutions mêmes comme un Etat de classes d’une société institutionnellement fixée comme non divisée en classes, en ce qu’il se présente comme un Etat de la classe bourgeoise en sous entendant que tout le peuple fait partie de cette classe.”

Mis à part ce piège qui consiste à défendre le service public comme garant de l’intérêt général, l’idée qu’il y aurait une bonne marchandise utile, produite dans le cadre d’un commerce équitable participe de ce même consensus qui propage l’évidence d’un capitalisme juste. Prenons l’exemple du roquefort, blason défendu par Bové et les siens contre l’impérialisme de la malbouffe : non pas que nous soyons des amateurs de big Mac, loin s’en faut, mais qu’à travers cette défense du bon produit soit occulté tout ce qui en fait un produit : le roquefort n’est pas un produit artisanal échangé directement entre des producteurs et des consommateurs, entre ces deux catégories, il y a les banques, du crédit, du salaire, de la grande distribution ; le roquefort, pour quelques-uns de ses producteurs, est aux mains d’entreprises dirigées par des membres du Front national, comme image du progrès social et politique, on fait mieux ; le roquefort épouse les lois du profit et n’hésite pas à fabriquer de la fausse feta avec le surplus de production de lait autorisée profitant de l’absence d’appellation contrôlée de ce fromage grec. Cette séparation entre l’utile d’une part et le profit et le nuisible d’autre part est parfaitement illusoire : il n’y a pas d’utile sans profit dans n’importe laquelle des productions capitalistes. En termes marxistes, cela pourrait se dire ainsi : il n’y a pas de valeur d’usage séparée de la valeur d’échange. Les deux tendent à se confondre. Défendre une bonne valeur d’usage dans le monde capitaliste reviendrait à faire croire que le capitalisme n’a pas besoin de générer toujours plus de profit, toujours plus d’exploitation pour exister. Que ce soit pour les baskets ou la nourriture bio, on semble imaginer qu’un bon usage dépendrait de la solidité, de la longévité, de son adaptation au climat, de son confort, qu’il a été produit en respectant l’environnement, l’humain, et que son coût est équitable : inutile de dire qu’on est loin du compte, et pour cause, on ne peut pas y parvenir. Ce n’est pas l’usage en soi qui compte, c’est sa capacité à investir chaque espace, générer toujours plus de profit, à en faire un facteur d’intégration, de reconnaissance dans la société marchande.

Hélas, prendre conscience de l’existence de ce consensus ne suffit pas. La séparation des êtres humains, la marchandisation de toutes les richesses inhérentes à l’homme, la nudité de chacun face à l’Etat, créent un sentiment de solitude, d’impuissance, de peur. Ni la télévision, ni le couple, ni les loisirs, ni l’électroménager, ni l’accumulation de biens ne peuvent combler le vide laissé par l’absence de savoir-faire, d’amis, de projets, d’aventures, de rencontres humaines, d’amour. Concrétiser l’idée que le capitalisme n’est pas la seule organisation humaine possible nécessite de la part de ceux qui l’énoncent de comprendre et d’analyser son évolution et définir le plus précisément possible la phase qu’il traverse pour tenter de rompre avec des discours simplistes qui confirment souvent la toute puissance du système. Ce combat ne peut pas être individuel ni même groupusculaire, il a besoin d’échanges, de confrontations pour pouvoir évoluer, avancer et se généraliser. Peut-être en sommes-nous aujourd’hui à la simple nécessité de sortir de l’isolement qui gagne tous les espaces, de rendre l’Etat visible partout où il est, de ne pas s’en faire consciemment ou inconsciemment les relais, d’en être le moins dépendant possible.