On me demandait beaucoup denvoyer des nouvelles
dArgentine, il y a un mois ou deux. Et puis maintenant plus rien.
Pourquoi ? Jai malheureusement bien peur de connaître la réponse.
Même chez les personnes qui passent leur temps à critiquer
les médias, à dire quils mentent et blablabli et blablabla
même « chez nous », on est sensibles aux images, aux
effets médiatiques et au spectacle.
« Qui sintéressait à lArgentine avant
ces événements ? » Cest la question que
me posait un camarade de Buenos Aires qui me disait aussi que du jour
au lendemain, sa boîte e-mail avait été saturée
de courrier provenant principalement dEurope. Il remarquait également
que sur bon nombre de sites, une grande place était laissée
à ce qui se passait dans son pays, alors quavant, cela navait
jamais été le cas. Faudrait voir, peut-être, à
pas tomber dans tous les panneaux que nous tendent les flics de linformation,
non ? Quest-ce que vous en pensez ?
Avant daller faire un tour à Buenos Aires, jétais
dans des pays limitrophes et je suivais donc ce qui se passait en Argentine
par la télé. Il était étonnant de constater
que même la pire des chaînes, lune des plus réactionnaires,
était obligée de parler des manifestations, des caserolasos
et de passer, parfois en direct, des interventions dhommes et de
femmes de la rue, qui, grosso merdo, disaient tous : « Il faut
que tout les politiciens sen aillent, quils nous rendent nos
thunes, ces fils de pute » ; et ça passait à la télé
On pouvait voir, aussi, un père de famille sinstaller dans
sa banque pour les vacances. Toute la famille campait dans le hall de
lagence et pendant que les enfants jouaient avec un peu de sable
et des seaux, les parents étaient en maillot de bain dans des transats.
« Comme la banque ne veut pas me rendre mon argent pour que je puisse
partir en vacances, jai décidé de passer mes vacances
à la banque. »
Bon, mais comme, justement ce nest quune lucarne, jai
préféré attendre de passer par lArgentine pour
écrire quelque chose sur le sujet.
14 et 15 février 2002
Avec tout le pataquès médiatique, avec ces images impressionnantes
de manifs quotidiennes que javais vues depuis plusieurs semaines
sur le petit écran, jétais un peu surpris, en arrivant
dans la capitale argentine de constater que la vie semblait continuer
normalement. Les embouteillages étaient monstrueux, comme la dernière
fois que jétais venu en 1999, les buildings près du
port toujours debout, prétentieux, immondes. Très vite,
on me raconte des anecdotes, des histoires qui font rire.
« Les politiciens ne peuvent plus sortir tranquillement, lun
deux a essayé de prendre un avion à Madrid pour revenir
en Argentine. Il a été reconnu par des compatriotes, et
ceux-ci ont foutu une telle merde que le type a dû prendre le vol
suivant. »
« Un autre a voulu séchapper en passant par un petit
village du sud. Il a été repéré par les villageois
et déclaré persona non grata. »
Chez des amis, la télévision est allumée et sur la
chaîne Cronica (qui diffuse très souvent des séquences
en direct), on aperçoit des barrages routiers organisés
par des chômeurs au sud de Buenos Aires.
On éteint Big Brother et la discussion part très vite sur
les assemblées de quartier, tout le monde en parle avec enthousiasme,
même si les avis sont partagés. Daprès ce que
jai pu comprendre de tout ce que lon me racontait, ces soviets
de voisins avaient commencé chaotiquement à se former alors
que la crise était à son comble au mois de décembre.
Il fallait faire attention, dans ces premiers temps, à ne pas avoir
lair de faire partie dune quelconque organisation politique
sous peine de se faire lyncher, en particulier dans la province de Buenos
Aires, où la situation sociale a toujours été plus
difficile que dans la ville elle-même. La haine du politicien était
monstrueuse. Les gens avaient peur, surtout après la répression
des 19 et 20 décembre où il y eut 29 morts. Une ambiance
de rage et de peur apparemment partagée par presque toutes les
couches de la population. On pourra sans doute en exclure les politiciens,
certains juges et les banquiers.
Au moment où jy étais, une assemblée inter-quartiers
réunissait tous les dimanches entre 4 000 et 5 000 personnes dans
la seule ville de Buenos Aires. « Cest le bordel, mais en
même temps, cest très instructif », me dit-on.
Apparemment, la majeure partie de la population réclame la destitution
de la Cour suprême de justice, du gouvernement et même parfois
du Sénat. En gros, la phrase que lon entend, le plus souvent,
cest : « Que se vayan todos » (quils sen
aillent tous).
Le deuxième jour de mon court séjour à Buenos Aires,
nous arrivons pour la fin dune manif dont le trajet est circulaire
: les gens font le tour du Congrès pour empêcher les députés
dentrer, pour quils ne puissent pas voter le budget 2002.
Nous sommes au mois de février, et les banderoles des partis politiques
de gauche sont légion.
A quelques pas du Congrès, il y a le local des Mères de
la place de Mai. Celui-ci comprend un café et une librairie où
toutes les tendances sont représentées
On trouve de
tout
Du fanzine punk en passant par la biographie de Trotsky jusquaux
écrits de Fidel Castro et forcément de nombreux ouvrages
sur la dictature et ses 30 000 disparus. En feuilletant des bouquins,
jentends un mec parler au vendeur : « Nous sommes en
train dorganiser une foire au troc et on ma dit quici
je pouvais voir avec Machine qui
», des foires au troc sorganisent
dans tout le pays. Avec la dévaluation, les gens essayent tout
simplement de survivre. Dans ces foires, on met un système de «
crédits » en place, des bouts de papier en fait. Mais les
méchants voleurs sont partout
Déjà de petits
malins ont fabriqué de faux crédits
Ce nest
donc pas si simple.
Dans la soirée, nous sommes, un ami et moi-même, décidés
à voir, entendre une de ces assemblées de quartier dont
on parle tant. Quelques personnes commencent par se rassembler autour
dun banc, dans un square. Un moustachu à lunettes parle aux
autres avec une certaine agitation ; il a représenté cette
assemblée la semaine dernière devant linter-quartier.
« Cest impressionnant, tout ces gens, plus de 4 000 personnes
qui veulent tous parler. » Peu à peu, un groupe important
commence à se former, plus de 60 personnes pour commencer et jusquà
une centaine. Des jeunes, des vieux, des petits, des grands, des gros
De vrais voisins, de vraies voisines qui, poussés par les nécessités
économiques, tentent de sorganiser pour trouver une solution
à leurs problèmes. On sent bien quil y a quelques
militants professionnels, mais ils ne font pas trop les fiers et laissent
parler les autres.
Pendant que le petit moustachu joue les modérateurs, un grand aux
cheveux blancs note les noms de tous ceux qui veulent prendre la parole.
Un mégaphone passe de main en main. Il est prévu de parler
pendant plus dune heure et de voter ensuite les propositions des
intervenants. Un type dune vingtaine dannées, au crâne
rasé propose la création dune commission de jeunes.
Loin de moi lidée de reproduire ici lintégralité
des interventions. Mais ce qui ma le plus marqué, cest
le respect entre les gens et leur capacité découte.
« Il faut éliminer les députés, pas physiquement,
bien que certains le mériteraient
», commence lun
des participants. Lidée quil faut donner tout le pouvoir
aux assemblées de quartier circule depuis plusieurs jours. Même
à la télé, dans un certain nombre de débats,
cette proposition est prise au sérieux.
Dautres personnes dans lassemblée, ce soir-là,
proposent la création dune foire au troc, dune Bourse
du travail et de la santé pour pallier le manque. Tout se passe
sans le moindre problème jusquau moment où il faut
voter les propositions. Là, le manque de pratique et la désorganisation
se font quelque peu ressentir. Beaucoup de personnes ont été
capables de faire des propositions intéressantes, de manifester
leur dégoût du système et des hommes politiques, mais
quand il sagit de sengager pour réaliser des projets
concrets, tout devient beaucoup plus compliqué. Mais petit à
petit, quelques personnes se regroupent par petits nombres, et on sent
bien une motivation collective qui débouchera sur quelque chose.
Cela dit, il semblerait bien que dans dautres quartiers, dans la
province de Buenos Aires, en particulier, les activités sont plus
concrètes et plus organisées.
Ici, une liste circule avec les noms, adresses, téléphones,
et e-mails de tous ceux qui veulent bien participer. Facile donc pour
les flics de dresser une liste des « subversifs ». Mais le
nombre impressionnant dassemblées de ce type à travers
toute la ville et dans tout le pays devrait, selon les dires de certains
camarades, dissuader la police dintervenir. En toute logique, une
répression monstrueuse devrait, tout de même, avoir lieu
un jour ou lautre.
Et les gens sy préparent, une voisine dune trentaine
dannées propose : « Si pendant une manifestation,
il y a des arrestations, il faudrait former des chaînes téléphoniques,
pour nous réunir à un endroit et aller se constituer prisonniers
par centaines et ainsi saturer les commissariats. »
Si la proposition paraît suicidaire, elle révèle un
état desprit voulant anticiper un genre de situations dramatiques
auxquelles les Argentins ont été confrontés plusieurs
fois (19, 20 décembre, mais aussi 25 janvier).
Laprès-midi du lendemain, une manif part de la Cour suprême
et se dirige vers le Congrès. Beaucoup de banderoles, de revendications
anti-FMI, des casseroles sentrechoquent. Des femmes, des vieux,
des jeunes sont tous là pour exiger la destitution de linstance
de justice la plus importante du pays.
Au premier rang, déguisés en prisonniers avec des costumes
à rayures et des boulets au pied, quelques inconnus portent chacun,
autour du cou, une pancarte avec le nom des membres de la Cour suprême.
Une fois arrivés devant le Congrès, la majorité des
manifestants se dispersent rapidement. Mais un groupe denviron 200
personnes forme un cercle et commence alors un débat, apparemment,
de façon spontanée.
« Arrêtez dinsulter les putes, elles font partie du
peuple », crie une dame, sous une banderole féministe. Dautres
réclament la destitution du Sénat sous les applaudissements
de la foule
Et cela continue comme ça encore pendant plus
dune heure
Début mars 2002
Je retourne trois semaines plus tard dans la capitale argentine pour me
rendre compte que lenthousiasme a quelque peu baissé. Mais
le bordel nen finit plus de se propager, me dit quelquun.
En effet, il suffit de se promener dans le centre, nimporte quel
jour de la semaine, pour constater que les manifs de toute sorte continuent.
Les chômeurs, les ouvriers métallurgistes défilent
derrière des 33-tonnes et se dirigent vers la Casa rosada (palais
présidentiel). Tout se passe dans le calme. Comme si une routine
de la lutte sétait instaurée depuis mon dernier séjour.
Le même jour, on apprend quun groupe de manifestants a molesté
lancien ministre de lEconomie qui passait par là, par
hasard. Le politicien a dû se réfugier dans le hall dentrée
dun bâtiment officiel pour ne plus se prendre de baffes et
de coups de pied au cul. Le soir, un concert est organisé devant
une usine de textile autogérée.
Vendredi, en fin daprès-midi, comme toutes les semaines depuis
plusieurs mois, les protestataires traversent la ville, armés de
leurs casseroles, en cortège, venus de tous les quartiers pour
converger sur la place de Mai.
Pour ce qui est du passé, lArgentine na pas fini de
remuer ses vieux démons. Dans les manifestations actuelles, nombreuses
sont encore les banderoles des Mères de la place de Mai
30
000 disparus, ça ne sefface pas des mémoires comme
ça. Et cest sans compter avec les exilés, torturés,
abattus en pleine rue
La destruction systématique de toute
une partie contestataire de la population dans les années 70 fait
maintenant que les gens manquent dune certaine culture politique.
Sans parler du fait que depuis plus longtemps encore, avec le péronisme,
la politique en Argentine na jamais vraiment été une
question de droite et de gauche
Cest bien plus compliqué.
Alors où va-t-on ?
Cest linterrogation qui demeure
Le FMI voudrait bien
que le niveau de vie en Argentine soit rabaissé à celui
du Nicaragua, les politicards se demandent comment continuer à
presser le citron et les Argentins ne voudront plus jamais déposer
leurs économies dans une banque
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