Sécurité Super-Star

La seule réponse concrète faite par le gouvernement, après un an et demi de bla-bla médiatique autour des prisons, a été l’adoption du projet de construction de 4 000 nouvelles places de détention. Nous n’étions pas dupes et comme d’autres nous avons compris que le show télévisé n’avait servi qu’à débloquer les fonds nécessaires à la mise en place d’un tel projet. L’ensemble des participants à ces conversations de salon (parlementaires, associations, journalistes, intervenants, etc.) se sont contentés de la réponse la plus répressive qui soit, puisque même le projet de loi pénitentiaire s’inscrit dans la même logique. Ces bonnes consciences effarouchées auront certainement trouvé l’apaisement en apprenant que chaque cellule de ces petites unités sera pourvue d’une douche et de toilettes fermées, mais sans se préoccuper de la généralisation de l’isolement, de l’accroissement de la longueur des peines, de l’élimination sociale et du renforcement du projet politique de pénalisation de la pauvreté. On ne peut pas réfléchir à la prison en la considérant comme un monde à part : pour ne pas tomber dans le piège du point de vue gestionnaire, il faut toujours la replacer dans ses fonctions, qu’elles soient d’ordre économique, politique, moral, qui ne sont autres que surveiller, punir, éliminer même en dehors des murs les pauvres qui ne peuvent ou ne veulent pas se soumettre aux règles des puissants. Et, comme par hasard, ces 4 000 nouvelles places ont déjà été multipliées par deux. D’un côté 400 places supplémentaires pour les mineurs « délinquants », d’un autre la construction de véritables QHS pour les très-longue-peine qui, au dire des matons, sont ingérables. Ce processus s’inscrit parfaitement dans le contexte sécuritaire, la prison restant l’outil le plus répressif dont l’Etat s’est doté pour stopper toutes les activités dont le profit lui échapperait. A un moment où la délinquance est analysée spectaculairement comme un comportement déviant, comme une maladie psychologique et où l’Etat continue de se perfectionner pour empêcher les troubles sociaux, on ne peut pas réfléchir, agir contre le système carcéral sans l’envisager dans le contexte plus général que la promulgation des lois sécuritaires a accentué après le 11 septembre. De la même manière, chaque résistance, chaque offensive contre ce système étatique et marchand ne peut oublier dans son analyse la réalité de la prison, ne serait-ce que parce qu’elle est de plus en plus un passage obligé.
La sécurité a toujours été l’un des piliers idéologiques des sociétés marchandes pour qui il s’agit autant de protéger les propriétaires que l’idée de la propriété. Faire que tout soit rentable, que l’argent devienne le seul rapport social en détruisant tout ce qui échappe à la loi du profit, tel est le projet capitaliste, c’est-à-dire considérer tout ce qui est vivant, y compris l’être humain, comme une valeur marchande. La production humaine détermine l’ensemble des rapports sociaux ; quand le profit et l’enrichissement individuel concentrés dans les mains d’une infime minorité constituent le fondement de l’organisation, il est incontournable pour les nantis de fabriquer les armes et les outils nécessaires à leur sauvegarde. Les lois sécuritaires récemment votées concluent logiquement trente ans d’une politique de dépossession des biens collectifs, de destructuration systématique des liens sociaux, d’une exploitation délirante des richesses naturelles et tout cela laisse présager du pire.
Il ne s’agit pas de s’illusionner sur la dimension libératrice du travail salarié, ni d’être nostalgique du plein-emploi qui envoyait les ouvriers à la chaîne : ceux-ci ont toujours aspiré à travailler moins, à gagner plus et parfois à travailler autrement, ce que pourrait permettre une réduction réelle du temps de travail, et se consacrer à des activités non lucratives. Bien au contraire, l’automatisation, l’informatisation, la robotisation ont détérioré les conditions de travail, provoquant des comportements individualistes qui freinent l’élaboration de contestations collectives. Au fur et à mesure des plans sociaux, l’augmentation de la production est inversement proportionnelle à la réduction des effectifs, éjectant durablement une frange de plus en plus importante de la population et ne conservant que le strict minimum pour assurer la production : les ouvriers sont une masse salariale, un coût fixe que les patrons essaient de réduire au minimum. Plus question de buller, de discuter, de se rencontrer. Comme les places sont limitées, chaque employé est en compétition avec l’autre ; la menace du chômage joue son rôle d’épouvantail et dissuade les plus endettés de mettre en cause, même verbalement, les patrons, les salaires, les conditions de travail.
Les 35 heures, la plus grande avancée sociale imaginée par la gauche plurielle pour étouffer le mouvement des chômeurs et des précaires de 1998, aura été le moyen de mettre en cause les conventions collectives arrachées de longue lutte. La réduction du temps de travail, sans créer d’emplois ou si peu et du précaire de préférence, a permis l’instauration de la flexibilité comme donnée de base de l’organisation du travail. Plutôt que de créer du temps libre, cette réalité a engendré une main-d’œuvre corvéable. Pour optimiser la production, les patrons peuvent faire tourner les machines même le dimanche, obligeant le travailleur à s’adapter au rythme de la production sans tenir compte de la vie familiale et sociale des premiers concernés. Non seulement les 35 heures développent le stress, l’esprit de compétition, la notion de rentabilité, mais ne signifient pas qu’on travaille moins longtemps. La réduction des effectifs a pour effet pervers de rendre chacun responsable de la somme de travail à effectuer : si quelqu’un prend un congé maladie, par exemple, il oblige un autre à faire son travail en plus. Du coup, ce n’est pas le patron qui se trouve responsable du dysfonctionnement mais chaque travailleur. Et si cet encadrement, ce chantage permanent ne suffisait pas à assurer la bonne marche du profit, les nouvelles lois anti-terroristes permettent de criminaliser tout acte de ras-le-bol, de résistance, qu’il soit individuel ou collectif. L’occupation d’une entreprise est assimilée à une violation de domicile, toute utilisation de matériel de l’entreprise est une détérioration ou un vol de bien privé, la séquestration de cadres devient une prise d’otages qui peut être passible de cour d’assises (cf. compte rendu du procès de Guingamp). Les classes dirigeantes qui, en Angleterre sous Thatcher, ou en France sous Jospin, tentent par tous les moyens de décrédibiliser l’idée même de la grève viennent de remporter une grande victoire : tout ce qui empêche la production est considéré comme un acte terroriste. Chacun étant relégué dans sa forteresse individuelle, obnubilé par la sauvegarde de son emploi et le remboursement de ses crédits, il semble bien loin le temps où l’idée de l’autogestion des moyens de production existants était considérée comme réformiste par ceux qui avaient encore assez de champ libre pour imaginer une transformation radicale de la société. Aujourd’hui combien se posent encore la question : quoi produire, pour qui et comment ?
Un des thèmes les plus développés par le discours sécuritaire est l’insécurité dans les banlieues, dans les écoles, la délinquance des jeunes, les « sauvageons ». Les banlieues seraient quotidiennement le théâtre de violences aveugles et exacerbées, de trafics illicites en tout genre voire de viviers propices à la fabrication de terroristes islamistes. Sans tomber dans cette caricature, on voit mal pourquoi l’appât du gain serait moins fort dans les milieux « populaires » que chez les bourgeois : la différence qu’il y a entre un Jean-Christophe Mitterrand et un voleur de voiture, ou entre un Crozemarie et un racketteur de baskets est que les deux sus-nommés sont déjà gavés de pognon, et que, même s’ils sont mus par la même loi du profit, ils ne gagnent pas les mêmes dividendes, ne provoquent pas les mêmes dommages et ne prennent pas les mêmes risques, tant s’en faut. Le spectacle qu’offrent les garants de l’autorité publique, tout comme les incitations à la surconsommation, sont autant d’invitations à l’accumulation des biens, à la réussite individuelle, à la loi du plus fort. Mais qu’on ne s’y trompe pas, les plus forts à ce jeu-là sont toujours du même côté, celui du pouvoir. Il y a ceux qui produisent l’idéologie et ceux qui cherchent à les imiter. Selon un rapport de l’ENA de 2001 sur le thème « Territoire et sécurité » : « Pour l’essentiel, les revenus tirés des trafics sont utilisés comme complément de revenu pour les familles et comme mode de financement de certains besoins de consommation des jeunes. Dans le premier cas, ils constituent donc des revenus d’appoint de faible valeur absolue, mais dont l’importance relative peut s’avérer capitale pour des familles à très faibles ressources, en leur permettant par exemple de payer un loyer ou de rembourser leurs dettes. Dans le deuxième cas, ils permettent aux jeunes trafiquants de financer des besoins (sorties, vêtements, cannabis, alcool, cigarettes pour l’essentiel) dont l’ampleur reste souvent limitée. À cet égard, les « signes de richesse » effectivement arborés par les jeunes sont en général très relatifs, compte tenu de l’état de pauvreté globale dans lequel ils apparaissent. Ils reflètent le plus souvent des comportements de parade qui trahissent la quête d’une reconnaissance, voire d’un statut social. S’il n’y a pas d’interdit à l’introduction de l’argent illicite dans la sphère domestique, les revenus des jeunes peuvent également concourir aux dépenses familiales. » Puisque les pouvoirs publics reconnaissent eux-mêmes le peu de dangerosité réelle et l’importance régulatrice de ces trafics, ceux-ci ne peuvent pas être la véritable cause du déploiement quasi militaire qui règne dans les cités populaires. A partir des années 50, ces grandes cités commencent à pousser : y sont concentrés pêle-mêle la main-d’œuvre émigrée, les populations rurales qui ne trouvent plus de travail dans l’agriculture industrielle, les pauvres de Paris et des grandes villes éjectés par les réhabilitations, la résorbtion des bidonvilles, les rapatriés des colonies. Au fur et à mesure des démantèlements et des délocalisations, de l’accroissement du chômage, les cités-dortoirs sont devenues des cités-ghettos. Là sont relégués tous les laissés-pour-compte, les Rmistes, les chômeurs, les précaires, les étrangers employés aux tâches les moins gratifiantes pour des salaires misérables, que l’Etat français a toujours méprisés et maintenus dans une situation plus que précaire en accordant ou en supprimant au cas par cas des papiers, en exerçant une pression quotidienne sur les familles pour bien leur signifier qu’ils sont tout juste tolérés et clairement indésirables.
Le peu de structures sociales et culturelles (MJC, club de jeunes, centre culturel, etc.) était souvent pris en charge par les habitants eux-mêmes et conservait ainsi leur véritable fonction de lieu collectif et non lucratif. En 81, après l’arrivée des socialistes au pouvoir, ces espaces ont été placés sous tutelle municipale, les budgets peu à peu supprimés et finalement les structures fermées. Ces barres de béton qui avaient offert au début un confort jusque-là inconnu (eau chaude, WC, lumière…) se sont rapidement révélées pour ce qu’elles sont : des univers concentrationnaires, isolés, laissés à l’abandon où l’inactivité et l’absence de perspectives ont logiquement détruit les liens et induit des réflexes individualistes qui poussent chacun à sortir seul de sa misère. Les lois sécuritaires ne cherchent pas à recréer de la vie en isolant les quelques perturbateurs ou en empêchant le bruit dans les halls d’immeuble mais bien à contrôler des populations entières qui un jour ou l’autre pourraient bien venir perturber la tranquillité conformiste : il n’est pas à l’ordre du jour de se poser la question de la résorbtion de la misère et de la pauvreté, au contraire l’avenir est à la concentration des richesses dans le plus petit nombre possible de mains, ce qui signifie de plus en plus de pauvreté pour les autres. Les lois encadrent cet état de fait : pour être certain que chacun reste à sa place, c’est-à-dire chez soi à bouffer de la télé, l’Etat vient d’interdire les rencontres dans les derniers espaces publics en interdisant tout rassemblement dans les halls d’immeuble.
Non seulement on réprime toute velléité de communauté hors contrôle étatique mais on habitue dès le plus jeune âge les enfants à accepter le regard des autorités sur chacun de leur geste : la prolifération des caméras, dans les halls d’immeuble, dans les écoles ou dans les rues est néfaste au-delà même de leur utilisation immédiate. Accepter ce contrôle permanent pourrait avoir comme fâcheuse incidence de considérer comme normal le fait d’être sans cesse sous le regard policier des tenants de l’ordre, et de banaliser la délation.
Pour optimiser toujours plus sa mainmise, l’Etat tente de s’immiscer jusque dans l’intimité des couches les plus pauvres. Les lieux d’habitation ont des baux de plus en plus précaires et les organismes dits sociaux peuvent pénétrer et enquêter jusque dans les chambres à coucher pour attribuer ou non des allocations. Les nouvelles lois sécuritaires renforcent les pouvoirs de police en leur permettant de perquisitionner à n’importe quelle heure du jour et de la nuit dans des lieux privés. Ce nouveau type de commission rogatoire très floue accordée encore plus généreusement par les juges d’instruction laisse la possibilité aux flics de procéder à de véritables rafles sous des prétextes aussi futiles qu’un vol de scooter, ou un outrage envers l’un d’entre eux.
Ce contrôle social sur les existences a pour objet de s’assurer que rien n’échappe ni ne vienne entraver la rentabilité. Il semble désormais aberrant de concevoir qu’un bien, une richesse, soit conçu pour être utilisé ou dépensé sans autre finalité que le bien-être collectif, en dehors de toute idée de bénéfice financier. L’argent n’existe que pour produire plus d’argent ; avant qu’il n’envahisse toute la planète et qu’il ne pénètre tous les rapports sociaux, des compromis arrachés à force de luttes avaient laissé une part plus belle aux services publics. L’éducation, la santé, les biens vitaux (eau, électricité, logement…), la culture devaient soi-disant profiter de façon équitable à tout le monde. Même si ces grandes valeurs étaient loin d’être réalisables dans ce monde capitaliste et qu’elles lui permettaient de se développer, les vingt années de gauche au pouvoir, au travers de vastes chantiers de privatisation, ont tenté de détruire l’idée de l’existence possible de biens collectifs non rentables en prônant, avec Thatcher, l’idée du bonheur dans l’enrichissement personnel et malheur aux vaincus. L’un des derniers exemples en date, celui des transports en commun, est révélateur de ce processus. Il y a peu de temps encore, différents mouvements de chômeurs et de précaires, avec une partie des employés de la SNCF, proposaient et démontraient que la gratuité des transports était un projet viable. C’était oublier le lobby des constructeurs automobiles et des compagnies pétrolières qui voient d’un mauvais œil tout ce qui pourrait freiner les ventes si juteuses de voitures particulières, et tant pis si l’on perd son temps dans des embouteillages sans fin, tant pis si les pics de pollution deviennent alarmants. Les transports seront payants et les lois sécuritaires prévoient une peine d’emprisonnement de 6 mois pour les fraudeurs récidivistes (au-delà de 10 contraventions). L’autre conséquence de cette mesure est d’empêcher les plus pauvres de se déplacer, vu les tarifs de plus en plus prohibitifs pratiqués. Et cette gangrène qu’est le profit, si rien ne vient la stopper, s’emparera de tout ce qui est vivant, jusqu’aux particules les plus infimes. La fission de l’atome, les manipulations génétiques en tout genre ouvrent des champs d’exploitation inégalés, qui bouleversent irrémédiablement toute organisation humaine comme tout ce qui est vivant.
Mais les couleuvres ne sont pas encore avalées et ils ont beau promettre qu’ils vont faire aimer le vingt et unième siècle, cette idée du progrès est loin d’être évidente pour tout le monde. Pour tous ceux qui n’auront pas leur place dans ce banquet morbide, comme pour ceux qui refuseront de s’y attabler, l’Etat prévoit tout ce qui est nécessaire pour encadrer, réprimer, enfermer… Notre volonté n’est évidemment pas d’aider ou de renforcer l’idée que notre ennemi est invincible, bien au contraire le fait qu’il soit dans l’obligation d’étaler sa puissance révèle aussi sa faiblesse : on a toujours eu coutume de penser que plus un pouvoir était fort, moins il avait besoin de le montrer. Et le moins que l’on puisse dire est qu’aujourd’hui nous assistons à une démonstration de force digne d’une période d’occupation : d’abord la présence bien concrète et très démonstrative des forces militaires et policières, puis la pénétration diffuse et moins visible de l’idée du droit comme valeur intemporelle, apolitique, religieuse, enfin l’émergence de groupes de contrôle social (associations, nouveaux syndicats, clubs…) qui se proclament citoyennistes et qui sont des relais étatiques qui servent à la fois à éviter les dérapages d’une contestation et à donner l’illusion de la participation critique de l’ensemble de la population à la vie publique.
Les flics sont partout et le font savoir. dans les gares, dans les transports, dans les aéroports, dans les lieux publics… un regard neuf qui se poserait sur ce paysage très bleu marine pourrait penser que la France est en guerre. Et de fait, elle l’est. Non pas contre un fantôme extérieur qui aurait la forme de barbus talibans, mais contre les pauvres qu’il s’agit d’encadrer et de mettre au rancart un peu à la manière des voitures qui ne passent plus le contrôle technique. Et, forts d’une propagande démultipliée par la période électorale, armés de statistiques totalement farfelues sur la « délinquance juvénile », tous les représentants armés du pouvoir ont le champ libre pour déverser leur racisme, leur brutalité collégiale sans aucune retenue. Que les arrestations soient quasiment toujours accompagnées de coups, c’est une pratique ancienne même si elle s’aggrave aujourd’hui : quand on donne des armes à des simples d’esprit mus par le goût des exactions, lâches et stupides, on ne peut pas s’étonner d’entendre la BAC dire à 5 jeunes interpellés le 2 mars aux Lilas pour un vol de bière, « nous ne sommes pas des fascistes, nous sommes des nazis », tout en cassant le fémur de l’un d’entre eux à coups de pied. On ne peut pas s’étonner non plus qu’ils s’estiment au- dessus des lois et de leurs prérogatives en empêchant toute intervention extérieure qui s’indignerait de leur comportement, ou qu’ils organisent des manifestations devant les palais de justice pour fustiger des juges qu’ils trouvent trop laxistes, ou encore qu’ils se permettent de descendre dans la rue pour exiger la révision de la loi sur la présomption d’innocence et… l’obtenir. Ils font la loi, et ont les mains libres pour exercer leur droit de vie ou de mort : ils tirent sans vergogne, sans avoir à justifier de quoi que ce soit et appliquent une peine de mort en guise de comparution immédiate. Qu’il n’y ait pas de méprise, ce ne sont pas des bandes fascistes qui agiraient pour leur compte, mais bien des serviteurs de l’Etat qui sait les récompenser de tous leurs agissements. Madelin leur a même promis, s’il était élu, de prévoir la catégorie juridique d’« homicide excusable » pour classer sans enquête leurs assassinats.
La violence de l’Etat est la seule légitime, disent-ils : pas seulement dans les faits mais dans la conception même de la social-démocratie que la gôche a si bien mise en place. Le droit comme valeur à la fois intrinsèque et indiscutable du progrès place l’Etat et ses lois en dehors de toute critique possible. Tout est pensé pour qu’on ne s’interroge plus sur le bien-fondé d’une telle conception, celle de ce droit qui prétend régir, organiser, réguler l’ensemble des rapports sociaux pour le bien- être de tous, alors qu’il n’est que l’expression de la domination arbitraire sinon totalitaire de quelques-uns sur l’ensemble de la société. Nous ne le dirons jamais assez, le droit c’est celui du plus fort, et chaque fois qu’une critique s’exprime avec ses termes, même si son contenu est juste, elle porte la marque de la soumission aux règles et au pouvoir des puissants de ce monde. La reconnaissance du droit engage avec elle les formes de dialogue, de contestation, les limites à ne pas franchir, bref la légalité établie par l’État. Dès qu’on dépasse ces limites, on se trouve hors droit, hors la loi. C’est en cela que les lois sécuritaires sont un tour de vis qui n’est pas sans conséquence car elles restreignent encore davantage le champ d’actions qui se trouvaient encore dans les limites de la légalité et donc accessibles à plus de monde. La pénalisation de gestes individuels ou collectifs qui étaient perçus il n’y pas si lontemps comme l’expression d’une critique sociale les marque désormais du sceau « illégal » donc regardé par une frange importante de la population comme un choix impossible puisque hors du terrain du droit : « Vous ne pouvez pas occuper votre usine, ne pas payer votre titre de transport, ou voler ce que vous ne pouvez pas acheter », « Pourquoi, si en le faisant je remets en cause la précarisation, la fabrication de la misère, la mise à l’écart de plus en plus définitive des pauvres ? » « Parce que vous n’avez pas le droit de le faire. Il faut trouver d’autres moyens de vous exprimer et de poser vos questions d’ailleurs fort justes dans un cadre reconnu par la loi : aller voter, participer à la vie républicaine au sein de structures prévues à cet effet »… Autant dire, « Ferme-la, sous peine d’aller en prison et d’être pris pour un fou ou un malade. »
Le projet social-démocrate est clair : faire admettre l’idée du profit et de l’argent à l’ensemble de la société. Par la force à ceux qui résisteraient, par la carotte à ceux qui sont prêts à collaborer. L’idée du citoyen est le corollaire de celle du droit. Les citoyens sont ceux qui véhiculent, d’une façon ou d’une autre, l’idée de l’inéluctabilité de l’Etat et du système marchand, qui y souscrivent activement en devenant un actionnaire, petit ou grand, de ce monde, en collaborant avec les organes de répression, en participant à la vie « démocratique » sans jamais rien remettre en cause véritablement. Ils sont les nouveaux gestionnaires et garants dont l’économie a besoin. Jospin, dans son programme, propose une grande alliance entre tous les « possédants », les très riches comme les presque pauvres, contre ceux qui sont complètement exsangues de toute richesse exploitable ou ceux qui refusent de se laisser traire. La formation de cette nébuleuse, que l’on a du mal à appeler classe moyenne tellement elle répond à des critères nouveaux puisqu’on y trouve aussi bien des ouvriers que des patrons, des nantis que des sous-employés, est le résultat d’un long processus : imposer l’idée de la propriété privée en faisant du plus grand nombre possible des propriétaires, même de quelques miettes. Tout ça repose sur le mensonge d’une grande réconciliation interclassiste entre exploiteurs et exploités autour du Dieu Argent, sous l’égide policière d’associations citoyennistes qui servent de relais aux différents pouvoirs : cela va des associations de quartier dont le but premier est de surveiller et dénoncer toute réaction énervée dans les cités, et d’empêcher toutes autres sortes d’organisations que celles contrôlées par les pouvoirs publics, à des groupes internationaux comme Attac qui développent l’idée d’une critique participative, éliminant idéologiquement et juridiquement si cela est nécessaire ce qui ne rentre pas dans la droite ligne. Ils cherchent à restreindre au minimum les prises de conscience collective qui dépassent les responsabilités individuelles et remettent en cause les valeurs fondamentales du capitalisme : exemple simple, 80 % des viols sont commis par des membres proches à l’intérieur des familles (père, oncle…), qui est malade, chaque violeur ou la conception du noyau familial ? Ils préfèrent, main dans la main, qu’ils s’appellent José Bové, Julien Dray ou Ramonet, défendre leur conception d’un capitalisme équitable, un peu comme d’autres prônent la construction de prisons hygiéniques pour des détenus citoyens.
Le secteur tertiaire, aux contours assez flous, qui comprend des professions libérales, les fonctionnaires, des prestataires de service qui ont souvent des boulots aussi abrutissants qu’aléatoires, et qui contient aussi des éléments qui ne sont pas à l’abri de la précarisation, brouille quelque peu les vieux schémas. De plus, les ouvriers, ce qu’il en reste, sont accrochés à des emplois sans cesse menacés ; les paysans ont quasiment disparu, sont devenus soit des ouvriers agricoles, soit des curiosités touristiques que l’on maintient à coup de subventions. Il n’en reste pas moins que les nantis, les riches sont toujours aussi peu nombreux et ont dans leurs mains de plus en plus de monopoles et que le nombre de chômeurs, de précaires, de Rmistes, que l’on tente d’apaiser par de maigres allocations, ne cesse d’augmenter.
Auparavant, les ouvriers possédaient une arme redoutable, celle de pouvoir bloquer la production : la réduction massive des effectifs, le chantage au chômage, l’endettement individuel freinent les velléités des travailleurs qui n’emploient ces méthodes qu’en dernier recours : les ouvrières de Moulinex par exemple ont mené leur lutte désespérément, en sachant que quel que soit leur dédommagement elles seraient renvoyées chez elles avec très peu de chances de retrouver un emploi. Ceux qui n’ont plus rien à attendre de ce système sont désignés par le pouvoir, par les médias, comme les ennemis potentiels de ceux qui ont un tout petit quelque chose à défendre : c’est dans ce mensonge qu’il faut s’engouffrer. Chercher dans la confusion semée par les possédants la définition claire et précise des nouveaux rapports de forces qui permettent de définir à la fois les points de vue et de désigner les ennemis ; cela signifie aussi de montrer à ceux qui sont déjà fortement menacés par ce processus d’exclusion qu’ils n’ont déjà plus grand-chose à perdre et rien à gagner d’un système marchand qui les jettera à leur tour quand ils seront devenus inutiles au profit. Il y a quelques centaines d’années, on enfermait les pauvres dans des hôpitaux, c’était la méthode employée pour éradiquer la misère. Les tendances américaines, largement relayées en Europe, sont assez proches de ces pratiques : mettre à l’écart, enfermer tout ce qui est inutile et qui représente un danger. Car nous sommes un danger, et c’est bien cela qu’il faut remettre au goût du jour, en nous organisant dedans comme dehors, en rompant avec ce fatalisme de propagande, en fabriquant nos résistances, en désignant l’ennemi là où il est, qu’il soit patron ou éducateur, juge ou militaire, banquier ou politicien, en pointant tout ce qui permet la survie insensée de ce monde marchand. Comme le disait Jacob, voleur anarchiste du début du siècle, « le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend ».